View all essays

Interview : Pierre Bordage

Interview de Pierre Bordage pour mon ancien blog (2008)

Zoctet : Lors de l’un de vos échanges avec vos lecteurs, vous estimez que vos livres sont en résonance avec le monde actuel. Pourquoi choisir ce mot : « résonance » ?

Pierre Bordage : C’est un terme musical. Et je considère l’écriture comme une musique, une musique intérieure. Il existe donc une résonance entre le bruit, souvent disharmonieux, du monde actuel, et ma propre musique. Comme si le son extérieur rencontrait le son intérieur. Je fais partie de ce monde, c’est un phénomène tout à fait normal.

Z : Dans « Les guerriers du silence », le son est un élément essentiel. Il symbolise l’énergie. Quel rapport entretenez vous avec le son et l’ouie ?

P.B : Le son est à mon avis la base de l’univers. Le verbe fait chair. La vibration fondamentale. Ou l’énergie, à l’image du fameux Om, le mantra universel utilisé dans les religions orientales. L’ouïe est donc un sens essentiel. Mais pas seulement l’oreille, l’écoute intérieure, la perception subtile de sa propre note.

Z : Et avec la musique ?

P.B : J’adore la musique. J’ai fait de la guitare, du banjo et du chant quand j’étais plus jeune (ça fait longtemps !). J’aime beaucoup les musiques traditionnelles de différentes parties du monde, le old time américain, la musique irlandaise, les rags indiens… et aussi la musique du monde (type Enya ou Stivell), la musique classique, les chants religieux comme le grégorien (j’ai appris la notation grégorienne, la notation carrée, dans mon très jeune temps, il y a très très très longtemps :)), mais aussi le rock (Led Zep, U2, Deep Purple, Police etc). Et puis mes enfants m’ont enseigné le rap et le slam… bref, j’aime toutes sorte de musiques.

Z : Le premier prophète de « La trilogie des prophéties » est un rappeur : Taj ma Rage. Pourquoi ce choix ?

P.B : Eh bien il me semblait coller à la réalité du moment. C’est la version rock (=rage) de notre temps. Donc, au plus près des réalités de ce monde. Une expression indispensable, urgente des travers de notre époque, même si, hélas, le rap a rapidement viré au matérialisme hideux (nanas court vêtues, grosses bagnoles, maisons délirantes, cocaïne et règlements de compte).

Z : 12 guerriers du silence, 12 apôtres. L’évangile du serpent, encore une fois les apôtres. Le Mahdi Shari, la référence à l’islam. L’antra, le mantra. Les Jersalémines, Israël. Dans vos récits, les références au religieux sont nombreuses. Pourquoi tant y puiser ?

P.B : Mince, je suis découvert ! J’ai été bercé dans mon enfance par les récits religieux, et j’en ai probablement gardé quelque chose. Blague à part, je crois que les récits mythologiques, fondateurs, continuent de nous influencer fortement, et qu’il est bon d’y revenir de temps en temps pour mieux affronter les réalités du présent. Je pense qu’ils recèlent des vérités éternelles, pour peu qu’on sache les lire avec toute l’ouverture d’esprit nécessaire, loin de la vision dogmatique des religions constituées.

Z : Dans un échange avec vos lecteurs, vous jugez que la religion est la négation même de la spiritualité. Wang ou Vaï Ka’i montrent pourtant malgré eux que les hommes ont toujours besoin de s’accrocher à un guide ou à un leader. N’y a-t-il pas qu’un leader qui permette aux hommes de dépasser leurs peurs ?

P.B : CF la réponse précédente : la religion et sa vision dogmatique enferme le croyant, tandis que la véritable spiritualité le libère. Les hommes ont toujours besoin de paroles libératrices, de prophètes, mais surtout pas de guides ou de leaders. Ou ils s’identifient aux guides aux leaders en oubliant le sens premier de leurs paroles. Le problème est que le disciple ne partage pas l’expérience du prophète, qu’il se sert de son cerveau, de son intellect, pour forger des vérités dogmatiques et les imposer aux autres. Un bon prophète n’est pas un leader, quelqu’un qui prend le pouvoir, mais un grand frère, un humain compatissant qui montre la voie aux hommes dans la souffrance. Un guide, peut-être, mais un guide qui n’attire jamais le regard sur lui, un guide qui défriche le chemin. Z : Vos romans s’articulent toujours autour d’une lutte contre le conditionnement. Voyage et renoncement de soi en sont des piliers immuables. D’où cela vous vient ? Vous considérez que la narration d’un parcours initiatique, enrobé de chamanisme et de nomadisme, est l’élément clef qui vous permet de réussir vos histoires ? P.B : Je parlais tout de suite de l’expérience. Seul le mouvement, le voyage, l’épreuve permet l’expérience. Le voyage, intérieur ou extérieur, entraîne le mouvement, et donc le déconditionnement. Quand on se scrute avec sincérité, on est effaré par le nombre de conditionnements qui nous gouvernent : sexuel, racial, religieux, national, linguistique, chronologique, social… Nous regardons le monde avec des lunettes filtrantes. Le renoncement, c’est donc se dépouiller peu à peu des filtres pour regarder le monde tel qu’il est. Attention : je ne parle pas de l’ascétisme. Il y a parfois plus de conditionnement dans l’ascétisme que dans l’accumulation de richesses. Il s’agit seulement d’un regard, d’une prise de conscience. Le chamanisme repose sur l’expérience et n’est du coup jamais dogmatique. Il est souvent lié au nomadisme, à cette confiance accordée aux cycles, à la puissance nourricière de la terre. J’ai l’impression que la sédentarité, la notion de propriété et de transmission, engendre presque automatiquement la loi, le dogme, le conditionnement.

Z : Lire et contrôler les pensées est un élément récurrent dans vos histoires (les Scaythes, Solman, Dame Sbirit, Mathias). Pourquoi un tel intérêt pour cette faculté ?

P.B : L’esprit est l’ultime sanctuaire, l’ultime refuge de la liberté individuelle. On peut faire semblant d’obéir aux lois, aux dogmes, mais personne ne peut entrer dans le secret de votre cerveau pour savoir ce qui s’y passe. C’est pourquoi il doit être préservé à tout prix. Il y a cependant une différence entre les Scaythes, qui cherchent à contrôler les esprits, et Solman ou Dame Sibrit, qui reçoivent des communications extrasensorielles. Je crois que ces échanges pourraient être merveilleux si les humains ne cherchaient pas immédiatement à en tirer profit.

Z : L’homme, la femme. L’humain, la machine. Le côté clair, le côté obscur. Le ying, le yang. La vie, la mort. On vous sent très marqué par la dualité, au point de vous trouver parfois très bipolaire. Pourtant, vous semblez toujours tempérer cet avatar en laissant une porte ouverte entre chaque camp, un tiraillement intérieur, à l’image de Harkot qui bascule doucement vers le genre humain. Est-ce pour vous une manière de prouver que le conditionnement auquel chaque être doit faire face a toujours une faille ? D’insérer de l’espoir dans le côté parfois manichéen de vos livres ?

P.B : Oui, c’est la recherche de l’unité au delà de la dualité. Je crois que les humains sont plus liés qu’ils ne le pensent, mais qu’ils sont piégés par les apparences. La dualité, c’est selon la tradition hindoue l’illusion, les contraires, les hauts et les bas, la souffrance et le bonheur, l’espace et le temps. Les personnages sont des illustrations de la dualité. Ils ont donc des pôles contraires, voire contradictoires, pour reprendre votre image de la bipolarité. Ce sont ces hauts et ces bas qui illustrent les tiraillements intérieurs, la recherche inconsciente d’unité sous les oripeaux de la dualité. Il y a toujours des failles dans leurs conditionnements. Et ce sont ces failles qui font à mon sens toute la richesse de personnages.

Z : Est-ce se tromper de vous sentir très marqué par le taoïsme ? Si non, pouvez nous décrire en quoi cette philosophie semble tant avoir retenue votre attention ?

P.B : Par le taoïsme entre autres. J’adore ces enseignements paradoxaux où le seul but semble de casser la logique engendrée par la pensée. On retrouve la même chose dans certains enseignements de l’hindouisme, où l’on vous dit que le monde, ce monde que vous percevez, qui vous paraît une réalité intangible, n’est qu’une projection de votre conscience, une sorte de rêve. Voilà qui change des certitudes trop souvent forgées par nos sens. La science moderne (attention, terrain miné :)) est la parfaite illustration de ces lois-vérités tirés des observations sensorielles. Heureusement qu’il existe cette empêcheuse de penser en rond appelée la physique quantique. Il n’y a rien de plus chiant que la pensée mécaniste (ceci est un dogme :) ).

Z : En parlant de « La nuit des temps », Barjavel expliquait avoir réussi à donner du sens à son histoire à partir du moment où il a substitué un couple à son héros bloqué dans les glaces. Vos romans pourraient ils avoir une telle vocation initiatique sans l’âme sœur que croise chacun de vos héros ?

P.B : Il existe toujours d’une manière ou d’une autre la recherche de l’âme sœur dans mes romans. Peut-être une autre illustration de cette recherche de l’unité dont je parlais précédemment. Et puis, franchement, j’ai un côté midinette :), je conçois mal un roman sans histoire d’amour. L’amour représente l’arc, les personnages les flèches. Sans amour, la flèche ne vas pas très loin. C’est un schéma qu’on retrouve dans la plupart les récits mythologiques. Je crois encore une fois que la réunion des deux, le féminin et le masculin, représente symboliquement l’unité.

Z : Malgré ces duos homme femme très fusionnels (Tixu/Aphykit, Stef/Pibe, Lucie/Barthélemy, Luc/Jemma , Solman/Kadija, Wang/Lhassa, etc.), vous décrivez souvent des scènes de sexe extrêmement dures, régulièrement imposées sous la contrainte. Est-ce que vous arrivez à vous expliquer cette brutalité, parfois gratuite, dans vos descriptions des rapports corporels ? Pourquoi vouloir toujours jouer sur les deux tableaux de la sexualité, aussi bien dans toute sa beauté que dans toute son horreur, à l’image du parcours de Lucie, dont la trajectoire sexuelle endosse tous les rôles ?

P.B : Ben non, je ne l’explique pas ! Gratuite, c’est vous qui le dites ! Je n’écris pas de scènes de sexe pour le sexe, ce sont les passages les plus difficiles à écrire, avec tous les pièges qui guettent l’auteur, la pornographie, la vulgarité, la mièvrerie, le symbolisme outrancier… Reste que, effectivement, le sexe peut être la plus belle et la pire des choses. Et que, souvent, les hommes (les mâles) s’en servent pour asseoir une domination physique. Je n’essaie pas de jouer sur deux tableaux, j’en parle seulement dans toutes ses dimensions, horreur et beauté. Il suffit de considérer une guerre, même actuelle : le viol s’y pratique de façon systématique, conquête des ventres comme conquête des terres. Et puis, je crois fortement que notre prétendue libération sexuelle masque une véritable misère sur ce plan-là. La sexualité moderne est basée sur la performance, sur la recherche forcenée de l’orgasme et représente à mon avis une nouvelle forme de tyrannie qui en laisse beaucoup sur le bas-côté.

Z : Dans vos livres, les femmes s’affirment par leur capacité à endurer souffrances et humiliations avec dignité. Paradoxalement, peu d’entre elles arrivent à se dépasser seules. Bien que Stef’ ou Lucie en soient des contre-exemples, n’avez-vous pas tendance à souvent laisser les femmes dans des rôles passifs, à les priver du champ de l’action ?

P.B : Ah, vous n’êtes pas le premier à me faire ce reproche. Il se trouve que je viens de finir le tome 2 de la Fraternité du Panca dont le héros est une héroïne. Et puis vous êtes un peu dur avec moi. Mes personnages féminins ne sont pas si passifs que ça : Aphykit, Yelle, dans les Guerriers du Silence, Ellula dans Abzalon,Tia dans les Fables de l’Humpur… et il y en a bien d’autres, sont des femmes qui agissent, qui se dépassent, selon votre expression, qui prennent leurs responsabilités. C’est très paradoxal, cette histoire là : on m’a fait le reproche, parfois virulent, de faire de mes personnages féminins des putes ou des saintes, or certaines lectrices m’ont dit qu’elles adoraient les personnages féminins de mes livres, qu’elles s’y reconnaissaient. De là je dois déduire que ce n’est qu’une question de regard, qu’on instruit des procès en partant parfois d’un livre et en pensant que toute l’œuvre est du même tonneau. Dernière chose, comme je suis un homme (syndrome Michel Polnareff), je vais plus facilement vers des personnages masculins. Bon, j’avoue que je suis un peu fatigué de ces controverses, et que je n’ai plus envie de me justifier. De toute façon, quoi que je fasse, je me ferai allumer :).

Z : Dans la continuité de la question précédente, leurs plus grands actes de résistance sont souvent issus du fait de jouir pleinement de leur corps ou de se sacrifier pour leur rôle de mère. N’est ce pas réducteur de décrire les femmes soit à travers la possession de leur corps, soit à travers leur maternité ?

P.B : Cf la réponse précédente… je ne crois pas que ce soit toujours le cas. J’aimerais que vous me donniez des exemples précis. Quel personnage jouit pleinement de son corps ? Quel autre se sacrifie pour son rôle de mère ? Il faudrait recenser tous les personnages féminins de mes presque quarante romans et me mettre les statistiques sous le nez. Alors je croirai peut-être que je suis un affreux macho.

Z : Qu’est ce qui vous a motivé à intégrer à « L’ange de l’abîme » cette femme qui séduit des soldats en partance pour le front à Gare de l’est ? (et je dois avouer que c’est l’un de mes moments préférés du livre !)

P.B : Je ne sais pas au juste. Sans doute pour illustrer l’étouffement du puritanisme. C’est la façon qu’a trouvé cette femme pour échapper à son conditionnement religieux. Si vous avez pris de plaisir à lire cette scène, sachez que j’ai pris du plaisir à l’écrire. Il n’y avait là pour moi rien de vulgaire ni de pervers, bien un contraire, je l’ai ressenti comme un don, comme un acte d’amour.

Z : Finalement, les femmes semblent tenir des rôles très ambivalents dans vos livres. Elles sont tantôt victimes, tantôt manipulatrices. Tantôt libres, tantôt inefficaces seules. Elles se montrent par contre souvent plus endurantes que les hommes face à la souffrance. Est-ce une erreur de voir chez Pierre Bordage les femmes comme des déclencheurs pour les hommes, des personnalités qui les mettent face à leurs propres reflets ? Selon vous, la femme n’est pas assez reconnue comme l’avenir de l’homme ?

P.B : Rôles ambivalents. Ah, enfin, vous avouez qu’elles ne sont pas toutes passives, soumises ou sacrifiées. Libres inefficaces victimes manipulatrices endurantes… La palette est déjà plus riche que celle que vous évoquiez dans vos précédentes questions. Et elle s’applique aussi bien aux hommes. Rien n’est figé. Et je serais désolé si mes personnages l’étaient. La femme qui déclenche, l’initiatrice, est un thème vieux comme le monde et très largement repris par les auteurs médiévaux. Cela vient peut-être de la relation maternelle, car s’il y a un domaine où la femme ne peut pas être surpassée, c’est celui de la maternité, du pouvoir de donner la vie. La première porte, la première initiation. Je crois malheureusement que la science, la vision masculine de la vie, a confisqué aux femmes leur magnifique pouvoir de perpétuer la vie. Avant la science, c’étaient les religions du Verbe, monothéistes. Les hommes cherchent par tous les moyens à contrôler ce qu’ils ne comprennent pas, à remplacer par des dogmes et des lois (y compris scientifiques) l’expérience de laquelle ils sont exclus. Si on veut que la femme soit l’avenir de l’homme, il faut commencer par reconnaître que la femme est le présent de l’homme.

Z : Vos narrations sont souvent fragmentées par des chapitres mettant en valeur des personnages hors de l’histoire principale. J’ai même lu des critiques qui avaient préféré les trajectoires des seconds rôles de « L’ange de l’abîme » à celle de Stef et Pibe. Qu’est ce qui vous amène à ce procédé d’écriture ? Ne craignez vous pas une dispersion ?

P.B : J’ai utilisé ce procédé pour deux romans, l’Ange de l’Abîme et les Chemins de Damas.. L’idée était d’illustrer l’effet trame humaine sur deux plans, l’horizontalité avec les deux personnages principaux (Stef et Pibe, Luc et Jemma), la verticalité avec des petites fenêtres ouvertes sur d’autres vies et toutes reliées, d’une façon ou d’une autre, le tout donnant une vision détaillée de l’univers mis en place. Un film part de ce principe : la Ronde de Max Ophüls (enfin, je crois). Il s’agit aussi de montrer que chaque action, de la plus héroïque à la plus sordide, a un impact sur l’ensemble la trame, qu’aucun choix n’est anodin. J’aime beaucoup cette phrase du Christ : ce que vous faites au plus petit d’entre nous, c’est à moi que vous le faites. Et non, je ne crains pas la dispersion, parce que la dispersion est justement le cœur même de ce procédé.

Z : Nombres des seconds rôles qui émaillent vos livres ont des trajectoires éclairs. Ils meurent vite. Pourquoi ? Sont-ils trop encombrants ?

P.B : Ben euh… j’étais de mauvaise humeur ! Sérieusement, je ne décide pas de ce genre de choses. Ce sont les personnages qui vont au bout de leur logique, que je ne comprends pas toujours moi-même. Parfois je me dis : merde, il est mort, ce con ! J’avais prévu de grandes choses pour lui, et voilà qu’il me claque dans les mains. Ça vient du fait que je laisse à mon inconscient le soin d’organiser le récit. Ils ne sont pas trop encombrants, mais c’est comme les gens dans la vraie vie, il arrive qu’ils meurent.

Z : Au fil des pages de « Wang », vous maniez la théorie du chaos comme outil de survie. Dans un échange avec vos lecteurs, vous expliquez écrire vos livres sans faire de plan. Vous appliquez la théorie du chaos à votre écriture ? Est-ce pour vous une manière de garder votre écriture vivante face à tous les conditionnements qui peuvent la lier à un auteur ?

P.B : Oui, sans doute. Le plan m’ennuie. Si je sais tout ce qui va se passer dans le livre, quel intérêt ai-je encore à l’écrire ? Il faut que je sois surpris, émerveillé par mon propre récit. Parfois, et c’est le revers de la médaille, je suis totalement perdu dans le livre et je me dois de faire confiance à mon inconscient. Alors il m’arrive de douter et de demander comment je vais m’en sortir. Et puis, après la crise de désespoir de l’artiste maudit, la solution arrive. Chaque livre est pour moi un parcours initiatique. Et l’une de mes épreuves récurrentes est la confiance. Ça rejoint ce que je disais avant sur la mort subite de mes personnages . Cette façon de procéder m’apporte vie et fraîcheur — une autre façon de se défaire, effectivement, de ses conditionnements.

Z : Vos livres évoquent par accoups nombres de films. Ne serait ce que dans « Les guerriers du silence », on peut y voir du Mad Max, du Star Wars et du Matrix. Chronologiquement, tout ne correspond pas forcément, mais est ce que le cinéma vous nourrit, consciemment ou non, dans la construction visuelle de vos univers ?

P.B : Très certainement. Je suis cinéphage, j’adore les films qui me prennent et m’emportent loin, comme Star Wars (la première trilogie, la deuxième, la première dans l’ordre chronologique, m’a un peu gonflé…), et je suis nourri d’images. Tiens, l’autre jour, j’ai revu le Jour où la Terre s’arrêta (dont il se tourne un remake avec Keanu Reeves) que j’avais vu en sixième. Eh bien, la magie opère toujours, même s’il a vieilli. Alors il est fort probable que j’ai été influencé par tous les films que j’ai ingurgités depuis ma tendre enfance (ce qui fait maintenant très très très loin :)). J’aime en tout cas donner à voir à mes lecteurs et les emporter dans une histoire.

Z : Vous avez eu plusieurs expériences de près ou de loin avec le cinéma. « Wang » et « Les guerriers du silence » semblent pouvoir être le terreau de fantastiques adaptations. Qu’est ce qu’il faudrait pour que vous acceptiez d’adapter vos livres ? Un réalisateur précis ? Un budget colossal ? Avoir l’emprise sur la mise en scène ?

P.B : Le maître mot est : budget ! Nous n’avons pas en France les moyens de réaliser des films de cette ampleur. Parce que notre population n’est pas assez nombreuse pour rentabiliser un film à très gros budget et que nous sommes sous domination culturelle américaine,ce qui veut dire qu’un film français n’a éventuellement accès qu’aux circuits d’Art et d’Essai aux USA et n’est pas doublé. Le réalisateur, la mise en scène sont des détails qui se régleront après, quand l’argent, le nerf de la guerre, aura été réuni. Ceci dit, il y a actuellement un projet sur l’un des deux cycles que vous citez. Non, non, je n’en dirai pas plus, même sous la torture !

Z : Nombreux sont vos livres qui brossent un portrait très dur des médias et du journalisme. « L’évangile du serpent » se montre particulièrement acerbe en la matière, surtout par son aspect contemporain. Quelle est votre véritable perception du journalisme à l’heure actuelle ?

P.B : Ma perception du journalisme est très négative. Nous n’avons plus de journalistes en France. Nous n’avons plus que des chroniqueurs. Même un journal comme Charlie Hebdo se coule dans le conformisme ambiant. Le sens critique se perd. Cela tient au fait que médias et monde politique sont issus des mêmes moules, des mêmes usines à penser. Effarant. En ces temps de retour à la monarchie galopante, nous voyons le spectacle d’une petite cour où les bouffons profèrent quelques bons mots pour entretenir les dernières illusions de liberté de penser. Ainsi, les mots solidarité, partage, justice sont devenus ringards… Les réformes ne sont qu’un démantèlement organisé d’un système social qui était, à mon avis, la pointe de la modernité. Le darwinisme vers lequel on tend, l’individualisme, la loi du plus fort ne sont que des retours en arrière. Et aucun journaliste pour s’en émouvoir.

Z : Quelle place pensez vous qu’internet, les blogs, les sites indépendants, peuvent jouer face aux concentrations qui s’opèrent dans les médias ? Le net (que je ne peux m’empêcher de mettre avec l’idée de réseau sensolibertaire développée dans Wang) est il crédible pour vous ?

P.B : Les sites indépendants ont pris la place des journalistes défaillants. Avec tous les abus et les déviations que cela entraîne, mais peu importe, il faut à tout pris conserver l’aspect sensolibertaire du Net, cet espace de liberté infini que les Chinois ont mis à mal pendant les JO. Il faut également en accepter les excès, les dérives, mais je crois malheureusement que le temps de la censure approche et que la mise au pas du Net passera par le fantasme sécuritaire. On accepte déjà presque tout au nom du terrorisme (dernier avatar : Edvige). Le contrôle de la pensée semble être l’obsession dominante de nos dirigeants.

Z : Comment vous informez vous ? Quels journaux, livres, télévisions, sites, radios retiennent votre attention ?

P.B : Mes sources d’information principales : les radios généralistes (infos), les journaux (j’étais un temps abonné au Monde Diplomatique), les magasines (comme Marianne) et puis le Net, je me balade beaucoup, je lis le pour et le contre sur un sujet donné (exemple : Géorgie / Russie, j’essaie de ne pas me contenter des thèses pré mâchées qu’on nous sert à droite à gauche), j’essaie de me faire mon opinion.

Z : Vos livres sont peuplés d’intrigues, d’arcanes. Vous les utiliser pour vous livrer à une violente critique des institutions religieuses, de l’emprise du pouvoir économique, de la violence politique. Vous décrivez ces trois fondements de l’organisation sociale comme peuplés de manipulateurs obnubilés par la conservation de leur pouvoir. Il vous arrive de vous trouver conspirationniste ? Jouez vous de la théorie du complot ?

P.B : La théorie du complot ? C’est un tout cas une mine de sujets pour un romancier… Mais les fondements de l’organisation sociale, selon vos mots, ont une obsession : se maintenir au pouvoir quoi qu’il arrive. Ceux qui appartiennent à l’élite n’ont absolument pas l’envie de partager ni de céder leur place. Pour qu’il y ait une élite, il faut qu’il y ait un peuple, une masse de pauvres. C’était ainsi du temps de Rome, c’est ainsi de nos jours. Plébéiens, Patriciens… Ça revient à ce que je disais tout à l’heure : la loi du plus fort, le darwinisme social, un comportement quasi animal qui est à mon sens la négation de la modernité. Il ne s’agit donc pas de conspirationnisme aigu, mais d’un conditionnement reptilien. Le mâle dominant, etc… Je trouve que notre époque est un retour décomplexé vers le cerveau reptilien.

Z : « Nous dépendons de structures qui elles même, dépendent de structures, qui elles mêmes dépendent de, etc. Quelle confiance voulez vous accorder à des individus ou à des groupes d’individus piégés par des structures ? (…) – On peut gagner de l’argent sans être corrompu… – Sans doute. Mais il faut être prêt à renoncer à tout. (…) – On peut négocier avec les structures sans pour autant se compromettre – C’est exactement le raisonnement que tiennent les gens qui bossent dans les fabriques d’armes. Exactement le raisonnement de ceux qui ont enfermé les juifs dans les wagons pendant la Deuxième Guerre Mondiale. La théorie des maillons qui n’ont jamais le courage, ou la simple curiosité, de vérifier à quelle chaîne ils sont attachés. » (« L’évangile du serpent ») Vous pensez vraiment que nous sommes tous prisonniers des interdépendances ? N’est ce pas facile pour un écrivain qui vit de sa plume de faire dire cela à l’un de ses personnages ?

P.B : Oui, sans aucun doute. Moi aussi en tant qu’écrivain. Je pourrais par exemple être publié chez Hachette et donc entrer dans un groupe dont les armes tuent actuellement dans le monde. Nous avons tous une responsabilité dans nos choix. À nous de voir jusqu’à quel point nous pouvons nous compromettre, et ce n’est facile pour personne. Il faudrait sans doute être un héros pour refuser toute compromission.

Z : Est-ce finalement se tromper que de considérer que Pierre Bordage ne croit qu’en l’individu et se méfie plus que tout des groupes ?

P.B : Non, vous ne vous trompez pas. Le groupe, la structure corrompt la plupart du temps. Prenez une église : partant des meilleures intentions (la libération de l’individu de ses conditionnements / recherche du bonheur), elle devient peu à peu une lourde structure dogmatique qui nie l’individu, ses désirs, ses aspirations, ses émotions, et instaure le contrôle collectif, avec tous les abus et la violence que cela entraîne. De même, un homme dans une foule peut devenir le pire des loups pour ses semblables. C’est à partir de sa faculté de penser que l’individu peut vraiment explorer ce qui constitue son moi et accéder à la véritable liberté intérieure, loin des dogmes et des conditionnements. Mais la tâche n’est pas facile, il faut savoir s’observer et déterminer la part de conditionnement dans ses propres réactions. Allez, lâchons le mot, nous parlons là d’une démarche spirituelle.

Z : « L’Occident refuse le partage parce qu’il est dominé par l’idée de fragmentation, de division (L’évangile du serpent) » Vous jugez que l’occident est le seul responsable de la situation géopolitique mondiale actuelle ? Avez-vous parfois l’impression d’entretenir une culpabilité occidentale, qu’elle soit justifiée ou non ?

P.B : Non, bien sûr que non. Les Chinois, les Russes, les Arabes et tous les autres ont tous leur part de responsabilité dans la situation actuelle. Mais l’Occident a une contradiction qui lui est propre : chantre de la démocratie, il n’hésite pas à se conduire en colonialiste ou en impérialiste quand il s’agit de ménager ses intérêts. L’Occident devrait être intransigeant sur ses propres principes. Quand on voit le nombre de dictateurs qu’il soutient ou a mis en place, quand on voir les systèmes politiques qu’il corrompt pour garder ses avantages économiques (toujours le refus du partage), alors l’Occident doit être jugé très sévèrement. En tant qu’occidental, je me sens concerné.

Z : Plusieurs de vos livres décrivent une Europe hantée par ses vieux démons, entre autre prisonnière, voire victime, de son héritage chrétien. A l’image du titre de Calavera vous l’imaginez à plusieurs reprises en forteresse. Quelle est votre perception du projet politique européen ?

P.B : Ma perception est actuellement mauvaise. C’est évidemment en rapport avec ce que je disais précédemment, le refus du partage, l’avènement du libéralisme pur et dur, le darwinisme social. L’Europe aurait pu et dû être un nouveau modèle, un modèle politique et social basé sur le choix et non la force, et elle est en train de se calquer sur le modèle américain. Voilà pourquoi j’ai voté non au référendum, lequel vote n’a strictement servi à rien, ce qui est un déni absolu de démocratie (où sont les journalistes ? ah oui, ils étaient tous pour le oui, comme les hommes politiques). Malheureusement, il n’y a pas de projet politique européen. Je pense que l’Europe actuelle échouera parce que les Européens ne sont pas des animaux qu’on gave d’euros et de produits chinois, ils ont besoin d’histoires, de mythologies, de consultations, d’explications… Je crains qu’en l’état actuel des choses, les peuples n’opèrent un retour en arrière (comme ont tendance à le montrer les consultations populaires, France, Pays-Bas, Irlande), un frileux repli sur soi. L’instinct grégaire, les vieux réflexes animaux. Bref, on est en train de manquer l’Europe, par manque de vision, et j’en suis désolé, je pense que c’est à l’origine un magnifique projet.

Z : Vous écrivez des livres qui touchent aussi bien à la science fiction, qu’à l’anticipation ou aux décors de post apocalypse. Vous avez même intitulé l’une de vos trilogies « La trilogie des prophéties ». Vous-même estimez être une éponge en résonance avec le monde actuel. Craignez vous que ce que vous décrivez puisse se produire ?

P.B : Éponge, résonance, oui. Mais pas prophète ni devin ni futurologue. La SF, l’anticipation ne sont que des façons détournées de parler du présent. Des dérives qu’on sent venir et qu’on grossit pour mieux les cerner. Je ne sais pas si ce que je décris va se produire, j’espère que non. Si le simple fait de l’écrire pouvait le détourner, alors je m’estimerais comblé. Mais quand on lit 1984, et quand on voit l’obsession du contrôle en 2008, on se dit que, parfois, les auteurs d’anticipation ont réellement anticipé.

Nota : Entretien réalisé par courriel. 7 ans plus tard, encore une fois un énorme merci à Pierre Bordage d'avoir pris le temps et d'avoir considéré mes questions comme celles de n'importe quel média renommé.