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Interview : Calavera

Interview de Calavera réalisée pour mon ancien blog (2008)

Zo. : Ton disque a cette spécificité d’avoir des thèmes classiques au rap, la douleur, la souffrance, la révolte, mais de les enrober dans un univers très apocalyptique, de tracer des décors de fin de monde. Tu y parles même de « cynique utopie du désastre ». D’où te viens cette démarche ?

Calavera : A vrai dire, cette expression n’est pas de moi mais de Trauma… la mienne c’est « résonance de fin de monde »… Je ne sais pas si c’est vraiment une démarche mais plutôt une manière de voir le futur. C’est plutôt une vision anticipatrice de la fin des logiques en place dans le monde actuel… Le côté irrémédiable des erreurs du passé et du présent qui se transformeront en une apocalypse, pas au sens de ce brave Jean mais plutôt comme le résultat de logiques d’autodestruction, qui renvoient aux logiques de domination… et celles-ci sont sans fin à moins de pouvoir s’en relever après une destruction de ce qui est existant. Comme un ordinateur vérolé qu’il faut reformater pour pouvoir s’en servir…

Trauma : J’avoue qu’il y a dans ma vision un peu plus de grandiloquence… une bonne vielle apocalypse… tout au moins la fin du monde « humain »…Ça part d’un paradoxe, j’aime les gens au quotidien mais je ne voue pas forcement le même amour à l’humanité de même qu’à son activité sur cette planète. Dans l’absolu, la fin de la l’espèce humaine ne m’apparaît pas comme une énorme perte pour l’univers, mais tout étant en relation, on ne peut pas dire de protéger un insecte et en même temps dire que l’humain n’a pas d’importance, c’est une histoire d’équilibre. Mais certains jours, à regarder le chemin que nous empruntons, aucun espoir ne me parvient à part peut être celui que tout s’effondre pour enfin voir ce qu’il en sortira. Alors ça devient l’utopie d’un certain désastre, mais car je ne suis pas sûr qu’on y gagne réellement ou que le tout auquel nous appartenons n’en soit pas déséquilibré. Donc puisque l’art nous permet tout y compris de voyager à travers le temps, ce texte est une sorte de projection, dans laquelle on essaye d’imaginer ce qui restera, ce qui peut survivre, et surtout ce qu’on aimerait voir survivre…

Z : La guerre et la lutte sont également des éléments qui reviennent souvent dans tes textes. La pochette du disque parle d’elle-même : rouge et noire, elle semble présenter un exode de population, masque à gaz sur le visage. C’est le reflet d’une crainte personnelle ? C : Pas franchement une crainte… là on est plus dans l’anticipation. Il y a de grandes chances que ce type de décor soit celui du monde dans quelques dizaines ou centaines d’années. Je ne le vis pas comme une crainte car c’est quelque peu inéluctable selon moi… le cours du monde, l’éducation transmise et toutes les valeurs comme le pouvoir érigées en principes de vie mèneront sans doute à ça. A moins d’inverser globalement le cours des choses, mais là on est dans l’utopie, ce sera la suite.

Mina : La pochette de l’album se veut être un écho à l’ensemble du disque. On a pas mal bossé en dialoguant Calavera et moi, parce qu’à l’époque où les chansons ont été écrites et enregistrées je ne le connaissais pas encore. En fait on a « décortiqué » ensemble le fond de ce disque, un peu comme tu le fais dans cette interview. L’image qui en est ressortie est – pour moi – en phase avec cette question de « résonance de fin de monde » justement. Le choix des couleurs est non seulement esthétique et politique, mais aussi sensible, dans la perception qu’en ont l’œil et le cerveau : le rouge pour le sang et la vie, le noir pour la terre et la destruction. C’est d’utopie qu’il est question. Le choix de ce décor urbain ancien détruit, et le cynisme de la présence du Café de la Paix en premier plan, se voulait être une alerte, un élément de réflexion ; on vit aujourd’hui en Europe dans un cadre plutôt pacifiste et confortable, mais attention rien n’est immuable et tout peut très vite basculer… Mais en réalité même si à la première lecture ce dessin semble pessimiste, il y a beaucoup d’espoir et d’optimisme dedans. Le choix des personnages, de leur âge et leur sexe n’est pas irréfléchi : un homme, deux femmes et trois enfants : « demain existe ». Bien qu’une partie du monde ait été détruite, des êtres humains vivent encore, ils ne peuvent certes pas encore respirer l’air impur, mais la présence des rats à l’intérieur de la pochette montre que l’air n’est pas si pollué que cela et que bientôt on pourra vivre de nouveau sans masque à gaz… et construire un monde nouveau.

Z : » Nos allumettes contre vos grenades » : Calavera est-il en guerre ou s’annonce-t-il simplement prophète d’une chute du système ?

C : Oulala… !!! Tout ça est bien emphatique !! Ni l’un ni l’autre à vrai dire… Tous les empires s’effondrent un jour ou l’autre… ce n’est pas être prophète que de dire ça… il suffit de regarder l’Histoire. Cette phrase est surtout un parallèle avec « des pierres contre des chars ». En guerre, je le suis certainement mais je n’ai sans doute pas toutes les qualités du bon guerrier ! Je m’exprime et je dis ce qui m’anime au plus profond et je tente de ne pas rentrer dans les cases prédéfinies auxquelles j’étais voué. Je ne dis pas j’y arrive mais en tout cas j’essaye. « En lutte » serait à mon avis plus approprié que « en guerre »…

Z : Lis-tu beaucoup ? Ton disque laisse croire que tu as lu pas mal de romans d’anticipation, de science-fiction. Est-ce se tromper ?

C : J’ai une manière de lire assez aléatoire… c’est par période et les supports de lecture sont aussi cycliques. Ça va des romans (noirs, réalistes,…) à des essais ou des brochures politiques en passant par pas mal de bandes dessinées. En ce qui concerne l’anticipation et la science-fiction, ce serait plus en BD justement même si ce n’est pas vraiment le style qui m’attire le plus. Tout ce que j’écris sort plutôt de mon crâne et de mon vécu, des discussions que j’ai avec les gens qui m’entourent et celles et ceux que je rencontre à droite à gauche, en France ou dans d’autres pays.

Z : Dans ‘Résonance de fin de monde’, tu dis avec Trauma « notre début est leur fin, sur les décombres de leurs geôles nous ferons un festin sans fin ». Puis des voix d’enfants clôturent le morceau en promettant de construire un monde meilleur et nouveau. Tu crois que le monde n’a plus d’autre choix que passer par sa perte pour se refaire une virginité, une innocence, se reconstruire et se renouveler ?

C : Ce que je crois, c’est que les logiques développées par le système capitaliste sont en elles-mêmes porteuses de la destruction du monde. Partout où elles sont appliquées de la manière la plus sauvage, les conditions de vie des gens sont misérables. La destruction de la planète par l’homme, avec le réchauffement, au niveau de la biodiversité et surtout par la conséquence ravageuse que constitue l’élévation du niveau de la mer entraînera des déplacements massifs de population, une lutte pour la survie qui se conjuguera avec des luttes identitaires dans les pays les plus éloignés des côtes. Ce qu’on veut dire par ce texte c’est que une situation de guerre généralisée est à prévoir à plus ou moins long terme et que c’est à ce moment-là que se poseront les questions de la suite… que construira t-on sur les ruines… la même chose, un monde nouveau, des rapports humains différents ou toujours basés sur des logiques de domination ?? Encore faut-il qu’il reste des gens vu les puissances de feu de nombreux pays et les tentations génocidaires… Dans ce texte, on part du postulat que des hommes et des femmes se relèveront.

Z : ‘Aucun bandage’, la première piste d’’À travers spleen et mascarades’, est très forte, très prenante. Tu y broies très joliment une série de dogmes et de symboles, de la monnaie à la défense nationale, de la drogue à la religion. Selon toi, ce sont eux qui font naître le spleen, qui font vivre les mascarades ?

C : Les dogmes et tout ce qui concerne les religions sont pour moi de vastes mascarades auxquels nous sommes tous et encore plus toutes soumis-es depuis la naissance. Le problème fondamental est que nous sommes tous/toutes une somme d’héritages plus ou moins justes, plus ou moins intelligents et plus ou moins utiles. Le logique de domination étant profondément ancrée dans la quasi-totalité des sociétés, il me semble nécessaire de lutter contre toutes ses armes et ses lobbies.

Z : « Ici une femme ne peut-être une femme elle peut-être qu’une prostituée ou mère, ici naître femme confine au drame de perdre le contrôle sur soi et ses ovaires, tant de temps passé sous le joug d’un pouvoir divin bâti sur la peur et la haine du féminin ». Quel regard portes tu sur la place de la femme aujourd’hui ? Toujours esclave de la maternité ? Les codes professionnels, mais aussi de beauté, se sont ils substitués au religieux ?

C : On ne peut pas nier que des avancées existent. De là à s’en satisfaire, je ne crois pas que ce soit très intéressant ni constructif. Les attaques contre l’avortement et la possibilité des femmes à disposer librement de leur corps est constamment remise en cause. Il suffit de voir comment les choses se passent en Italie où la pression religieuse est très forte. Les médecins qui pratiquent des IVG vont bientôt devoir se cacher et se protéger comme aux Etats-Unis. En France, les commandos pro-life sont aussi puissants, la bonne vieille droite traditionaliste est toujours là et tant qu’ils seront présents, il ne faudra pas perdre notre vigilance. L’égalité salariale n’existe toujours pas, mais ce sont surtout les mentalités qui ne bougent pas et elles sont même renforcées par la montée de tous les intégrismes religieux monothéistes qui sont profondément anti-féminin.

Z : Quand tu parles du PC qui a fait son autocritique en 1953, tu évoques la reconnaissance des purges staliniennes ? Si oui : En France, elles n’ont pourtant été que partiellement suivies, et en URSS, elles n’ont pas empêché la suite des répressions. Où veux tu en venir avec cette référence ?

C : A vrai dire, cette expression vient d’un documentaire ou d’un film (je me rappelle plus très bien) sur le parti communiste dans lequel un militant qui n’avait pas suivi la ligne du Parti se faisait remettre en place par le chef de section… et ce dernier lui disait « fais ton autocritique camarade »… comme une confession quoi… ce que je veux dire dans le texte c’est que certaines méthodes autoritaires tant décriées par les libertaires existent aussi dans la mouvance anarchiste. Se plier au dogme et à la pensée dominante du groupe. Pour 53, tu vas être déçu mais c’était en partie pour la rime… après, ça tombait bien vu que ça correspondait à la mort de Staline et que ça pouvait créer des interrogations. C’est vrai que des fois j’aime bien être ambigu…

Z : Ton titre ‘Forteresse’ décrit/décrie une Europe hantée par ses vieux démons, entre autre prisonnière, voire victime, de son héritage chrétien. A l’image des livres de Bordage, tu la décris en continent replié sur lui même qui prépare une mue en forteresse. Quelle est ta perception du projet politique européen ?

C : Le projet politique européen est profondément identitaire, raciste et capitaliste. Il est antidémocratique : il suffit de voir comment les quelques référendums et la voix des peuples passent à la trappe comme en France ou en Irlande. La volonté est de créer un vaste Etat dominé par les puissants qui détiennent l’argent de la bourse, les usines, les infrastructures… les peuples doivent être soumis, fichés, surveillés donc leurs droits à l’expression réduits voire à long terme annihilés. Il y a un modèle de citoyen-ne qui travaille, qui consomme et qui se tait auquel chacun-e doit se conformer sinon il/elle est un marginal-e et pour ceux-là/celles-là on construit des prisons, des centres fermés, des centres de rétention, des bracelets électroniques… on le condamne à des amendes impayables qui le font galérer des années durant, on confie ses mômes à la Ddass et on fait en sorte aussi que ton voisin de palier le surveille et répande des rumeurs… Un etat si vaste ne peut fonctionner que sur un mode dictatorial, mais ils nomment ça démocratie et liberté. La coalition d’extrême droite de Berlusconi s’appelle « le peuple de la liberté », la guerre en Irak était appelée « Liberté immuable » par Bush… Ils galvaudent les mots et le font avaler par la propagande médiatique.

Z : Et de son idéal ?

C : Je pense que tu veux parler de l’idéal de paix… ce qui est à l’échelle de nos civilisations quelque chose de très récent. C’est l’héritage de la 2è guerre mondiale. Alors que dire… oui c’est bien de pouvoir vivre en paix depuis 60 ans, mais si c’est pour créer des antagonismes encore plus forts avec d’autres parties du globe, ce n’est plus qu’une vision ethnocentrée donc raciste quelque part. Si nous, nous avons la paix, alors peu importe ce qu’il peut bien arriver ailleurs.

Z : Tu me dis si je me trompe dans mon interprétation, mais plus globalement, le refrain de ce titre me semble avoir des penchants universalistes, faisant fi des frontières ou de la religion. L’universalisme est aussi un thème qu’aborde Pierre Bordage, mais finalement, dans son livre (‘Wang’), il ne sert que de prétexte à une cause précise. C’est une façade. Tu ne crois pas qu’une fois acquises, les grandes causes qui rassemblent s’effacent pour mettre en avant les intérêts de chacun, un peu à l’image de ce qu’est devenu la Révolution Orange en Ukraine, qui abrite désormais des luttes d’influences internes ?

C : C’est valable aussi pour la Révolution russe… les rouges et les blancs, Kronstadt, Makhno, etc… Alors, c’est sûr que dans ce cas-là, c’est-à-dire si on considère que les rapports humains et les mentalités sont inchangeables et que tout se transforme automatiquement en luttes de pouvoir et en logiques de domination, rien n’est possible et toute lutte est vouée à sa propre perte par les gens qui l’animent. Donc, résignation puisque l’Homme n’est de toutes façons pas capable d’élever son intellect. Rentrer dans ce genre de perspective que je qualifierais de nihiliste ne me semble pas une bonne solution pour améliorer nos conditions d’existence dans le présent. Je ne crois pas forcément à une possible réalité ou réalisation de ces idéaux mais je suis persuadé que sans idéal on ne peut que rentrer, à plus ou moins long terme, dans des logiques destructrices et de bassesses dans les rapports humains. Chacun veut sa part du gâteau, c’est sûr… de là à opprimer, détruire ou blesser les autres pour l’obtenir, il y a un pas…

Z : Dans ‘Comment ils font’, tu t’interroges sur tout ce que la société met progressivement en place pour hiérarchiser nos préoccupations : économie, insécurité, vidéo surveillance, etc. En proclamant te contrefoutre de l’ordre, de la croissance, n’avoir rien à dire pour ta défense, puis en terminant par dire « peut-être que le crépitement des feux nous fera y voir un peu moins flou » tu sembles partagé entre la révolte et un rejet des choses plutôt je-m’en-foutiste. Estimes-tu qu’aujourd’hui, on est pris en tenaille entre l’impossibilité d’échapper « au système » et l’impossibilité de se révolter contre lui ?

C : Pour moi, le système capitaliste a une faculté désarmante à intégrer les déviances et à leur ôter leur aspect subversif. Le bras armé que sont les médias est sensationnel. Comment ont-ils récupéré le rap ? En le transformant en variété. La portée politique et sociale de cette musique se trouve piétinée par les fins commerciales… Résultat : comment prendre au sérieux cette musique vu qu’elle est représentée par de gros beaufs moyen-âgeux dans leur discours mais tellement moderne et en phase avec la matrice de l’autre.

Z : « Je ne descends plus dans la rue pour me sentir exister, y en a trop qui vont aux manifs comme au supermarché, je ne crois plus en ce que j’ai vu, le peuple n’est pas révolté, il consomme de la révolte et toi tu trimes à résister ». Tu penses que la révolte est devenue politiquement correcte ? Pire, qu’elle est devenue marchande ?

C : D’abord, je pense qu’il ne faut pas non plus prendre chaque phrase de chaque texte comme une vision arrêtée et définitive. Dans ce cas, c’est une réaction par rapport à certains rapports avec le monde et les gens qui correspond à une période de ma vie. La révolte par elle-même ne peut être politiquement correct par contre ce que l’on peut voir c’est la rapidité avec laquelle tout mouvement ou tentative de révolte ou de subversion est récupéré par le capitalisme. C’est là une de ses plus grandes forces : sa capacité à intégrer même ce qui est contre lui. Je n’y suis pas allé mais apparemment San Cristobal de las Casas au Chiapas peut ressembler à un camp de vacances pour hippies occidentaux avec tout l’attirail marchand qui va avec… j’espère au moins que la thune revient à la guérilla zapatiste. Le rapport qu’ont les jeunes européens ou américains du nord à ça n’a rien à voir avec de la révolte. C’est de la consommation de révolte. Carnaby street à Londres qui était la rue de la contre-culture et de la modernité dans l’Angleterre réactionnaire des années 60 est aujourd’hui une rue commerçante ultra-bourgeoise avec des magasins aux prix exorbitants… Exemples parmi d’autres…

Z : Que t’inspires cette espèce de vague commémorative actuelle autour de Mai 68 ?

C : Logique de récupération également. Et sur ce point on dirait vraiment de la propagande parce que d’un côté on entend que les enfants sont mal élevés à cause de « l’interdit d’interdire » de cette période mais si on peut se récupérer ça pour dire que la France c’est vraiment un pays super progressiste et qu’on a pas à se plaindre, pour dire qu’on vit quand même au pays des droits de l’Homme, alors là c’est plus intéressant pour le pouvoir… En même temps il suffit de voir où ont fini les acteurs de l’époque…

Z : Dans ‘Epaule cassée’ tu juges le mouvement révolutionnaire décrédibilisé. Tu y dis que s’affirmer tel quel fait rire. Selon toi, à quoi cela est dû ?

C : Je dirais qu’il y a une sacrée propagande par rapport à ce sujet. Il suffit d’écouter ou de lire les gros titres des médias. L’anarchisme assimilé à l’islamisme dans le Courrier International en est un bon exemple. Comment réduire une pensée politique globale à quelques personnes dégénérées et asociales. C’est du grand art, de la propagande à la goebbels avec toute son emphase… Le confort également ruine pas mal de possibilités ; Chacun-e se résigne dans sa prison avec télé, travail, enfants, femme ou mari et les courses le samedi après-midi… c’est pas si mal quand on pense que d’autres crèvent de soif ou de faim… Et vu qu’on nous rappelle tous les jours à 20h que « la rue c’est dangereux, la nuit c’est dangereux, ton voisin est dangereux… » on reste chez soi et on se résigne, on attend… Quoi ? Personne ne le sait vraiment.

Z : Quel regard portes-tu sur des artistes militants qui, à l’image de Keny Arkana, multiplient les actions, aussi bien en tête d’affiche à la Fête de l’Humanité qu’en menant personnellement des forums citoyens ?

C : Je dirais que c’est tant mieux que des musiciens comme ça, avec ces idées-là, soient sur le devant de la scène… toujours plus intéressant que Tony Parker ou Pokora, c’est sûr… Mais après, sur la remise en cause général de l’ordre mondial, je reste sceptique. Comment changer le mode de fonctionnement du monde en ayant un vocabulaire religieux hérité et un déisme exacerbé ?? Moi, je n’y crois pas comme j’ai du mal à croire aux grandes parades de l’altermondialisation quand elles ne sont que festives…

Z : Dans ‘Vision atone’, tu évoques « des ratures de révolution ». Dans le monde actuel, un disque comme le tien n’est il pas tristement condamné à en être une de plus ?

C : Si sans doute… mais je ne pensais pas vraiment en le faisant qu’il pouvait représenter une quelconque révolution. Au mieux, accompagner une période de révolution intérieure chez certain-e-s… et encore, je l’ai surtout fait pour moi, pour faire peut-être ma propre révolution ou plutôt en laisser une trace…

Z : Toujours dans ‘Vision atone’, tu évoques le côté binaire des choses. J’ai eu l’impression que tu le disais avec un certain découragement. N’y a-t-il pas une remise en cause perpétuelle et épuisante qui peut naître d’une démarche comme la tienne ? N’as tu pas parfois l’impression de rapper un peu contre l’impossible, contre des usines à gaz, contre des moulins à vent ?

C : Ca c’est clair… je ressens assez souvent le fait d’être à la marge ou plutôt au carrefour de pas mal de mouvements tant musicaux que politiques. Ce qui est décourageant c’est que tout le monde préfère les étiquettes et les cases bien déterminées car c’est rassurant. Ce qui est plus épuisant c’est quand cela se traduit aussi dans les relations humaines… j’ai l’impression que tous les microcosmes que je peux côtoyer fonctionnent comme des groupes de collégiens. Si t’es pote avec eux ou elles tu ne peux plus l’être avec moi et vis-versa…

Z : À travers l’album, on te sent tantôt en train de témoigner de ta lutte intérieure, tantôt prêt à mettre le feu aux poudres. Finalement, te veux-tu acteur ou témoin ? Selon toi, un rappeur peut-il se satisfaire d’être témoin d’une lutte, ou doit-il impérativement en être un protagoniste ?

C : Ben… les deux… être témoin c’est pas bien dur et on l’est quoi qu’il en soit… Etre acteur demande plus d’implication et de volonté… et aussi de courage. Je ne crois pas que cela doive s’appliquer simplement aux rappeurs, c’est nécessaire à chacun-e d’entre nous. Je n’aime pas être passif et ne faire que regarder. A tous les niveaux d’une vie, l’action est, je pense, indispensable pour ne pas sombrer dans la dépression, la peur…

Z : Je demandais à des rappeurs américains quels liens voyaient-ils entre le blues et le rap. Ils me disaient que l’un et l’autre consistaient simplement à mettre son cœur sur la table mais que dans le rap, c’était de plus en plus mal vu, que c’était une démarche qu’ils voyaient parfois qualifiée « d’emo-rap ». Toi qui livres un album colportant un certain spleen, comment vis-tu ce rejet de plus en plus fort d’un rap mélancolique, d’un rap qui vient du cœur et des entrailles ?

C : Je ne suis pas forcément sûr que ce type soit réellement rejeté. Je crois surtout qu’il y a une pensée dominante du fait de la sur-médiatisation du rap et qui mène tout le monde à se conformer au « rappeur à la mode ». Aujourd’hui, même si c’est pas vraiment nouveau, pour être cool, il faut dire que t’as des flingues, que tu es dangereux, que toutes les meufs sont des putes et que toi t’es trop un boss parce que tu les baises à la chaîne… je ne fais limite que citer des vraies chansons. Y’a un réel nivellement par le bas dans le rap actuel… plus t’es con, plus t’es beauf et sexiste, plus tu es un bon produit rentable. Quand tu regardes en arrière, la qualité de ce qui a pu sortir dans les années 90, tant au niveau du fond que de la forme, il y a un gouffre avec ce qu’on nous propose actuellement. Pour en revenir à cette idée que tu cites : l » »emo-rap », il existe bel et bien mais il ne fait pas partie des tracklists des majors et des radios… je ne trouve pas ça plus mal… si tu vides tes tripes sur l’instru de manière sincère, tu n’as de toutes façons pas envie de voir tes chansons récupérées par le système marchand… C’est donc aussi normal que ce style de rap ait peu de visibilité.

Z : Et tes accointances avec la scène punk ? Ton disque est ciglé du logo de Zone mondiale -qui accueille aussi Rapaces- comme de celui de Maloka qui héberge de nombreux punks à l’exception de quelques MCs dont toi et Piloophaz. Tu ferais un rapprochement entre les motivations du rap et celles du punk ?

C : Si je me retrouve dans ce milieu c’est d’abord sur les idées… le Do It Yourself en général, l’autogestion, l’autoorganisation, l’autofinancement, l’antifascisme, l’antisexisme, etc… Je ne suis un puriste de rien du tout, je n’écoute pas qu’un seul style de musique comme je n’ai pas qu’un seul type de lectures, comme je ne mange pas qu’un seul type de bouffe… si d’autres personnes, d’autres horizons musicaux voulaient faire des choses avec moi et que l’on se retrouve sur les idées, je serais d’accord aussi. Pour moi, la démarche prime sur la musique. Se concentrer strictement sur la musique c’est faire partie intégrante de la société du spectacle… et ça je n’en ai pas envie ou plutôt je ne crois pas que cela puisse apporter quoi que ce soit au changement profond et radical de ce monde. Je crois que ce sont surtout les personnes et leurs idées qui ont des motivations qui se rapprochent, pas les types de musique.

Z : Tu évoques ton rapport à la scène dans ‘Nous sommes’, en expliquant qu’elle t’est indispensable et que pour que ça marche, tu as besoin qu’elle soit petite, avec une audience restreinte. Tu dis vouloir que le public soit « une pièce de l’échiquier ». C’est ce qui te pousse à jouer dans des squats, à préférer la scène punk ? Qu’est ce qu’on y trouve qu’on ne trouve pas dans les concerts de rap ?

C : Je vais me répéter mais cela a rapport avec la société du spectacle. J’aime les lieux où tu es proche du public, où tu ne peux pas éviter les regards des gens, où tu ne les domines pas sur une scène de 1 m 50, quand la réaction du public fait partie intégrante du concert qu’elle soit positive ou négative à mon égard, etc… La scène rap ou les concerts de rap c’est assez difficile à définir… Vu comment le rap est lucratif en France, il y a de toutes façons un rapport à l’argent inoccultable… Même les jeunes qui viennent de commencer se la racontent après 5 concerts et parlent de fric… ça n’a rien à voir avec ma manière de faire de la musique.

Z : Dans son titre ‘Raye mon nom sur ta liste’, Piloophaz prend quelques mesures pour dénoncer « les féministes et anarchistes qui agissent en milicien » et « les chiens de garde qui montrent les crocs si l’on s’égare à tenir un discours qui ne leur fait pas écho ». Il rapproche les travers du milieu rap et punk. En tant que MC, tu as aussi vécu cet aspect des choses ?

C : C’est vrai que je me suis fait prendre la tête quand je jouais la chanson ‘Feminista’… par des féministes intégristes… Comme quoi je n’avais pas le droit de parler de la condition des femmes et encore moins de féminisme étant donné que j’ai une paire de couilles… Bref, ça n’occulte pas les réactions positives qui sont bien plus nombreuses mais c’est toujours pénible de tomber sur des gens qui sont dans une logique fasciste et sectaire. Ça peut être aussi le cas avec certain-e-s végétarien-nes ou vegans… mais surtout chez les jeunes qui déboulent dans le milieu anar, squat ou punk et qui en 3 mois ont toute la panoplie, se jettent corps et âme dans toutes les causes qu’on leur a dit et viennent ensuite te faire la morale et te donner des leçons sur comment il faut faire, comment il faut parler, comment il faut pisser… Ca ça me saoule…

Z : Justement, à propos de Piloophaz, vous avez en commun plusieurs thèmes ou préoccupations, tels la critique des dogmes et institutions religieuses ou encore les relents homophobes du rap. Il apparaît sur ton disque, tu surgis sur les compilations Skyzominus. Peut-on attendre de vous un travail en commun plus conséquent que des featurings ou des invitations respectives ?

C : Non, y’a pas de projet à l’horizon… toujours des collaborations mais rien de « plus conséquent ».

Z : Et avec Trauma, qui tient brillamment la facette instrumentale de l’album ?

C : Avec Trauma y’a déjà eu pas mal de trucs de réalisés puisqu’on fait de la musique ensemble depuis qu’on a 15 ans. On avait sorti le « Co-incidence vol 1″ en 2004 sur lequel y’avait 4 chansons à deux et des solos de chacun, et le volume 2 est en cours, ça traîne un peu mais la grande majorité des textes sont écrits et les musiques composées… ça devrait sortir en vinyle 12’’ d’ici la fin d’année… Y’a d’autres chansons ensemble qui sont sorties à droite à gauche aussi.

Z : Si le tissu instrumental de l’album lui permet de survoler aisément tes deux précédentes sorties, il est également impossible pour l’auditeur qui te connaissait déjà de ne pas noter le travail que tu as fait sur ta voix. Elle a beaucoup changé, est devenue beaucoup plus profonde, grave et posée. Qu’est ce qui t’as amené à une telle orientation ? C’est venu naturellement, c’était une volonté précise ?

C : C’est pas franchement un travail… C’est plutôt une fatalité. Avec le temps, ma voix a perdu quelques octaves !! Je pense qu’il y a le fait de beaucoup jouer depuis quelques années, les clopes, le rhum et le whisky ça aide pas non plus… J’ai aussi bossé 3 ans dans un collège, et avec les concerts le week-end, je sollicitais ma voix en permanence… Du coup, ça a changé son timbre… Quoiqu’il en soit, ce n’est absolument pas réfléchi au départ, même si maintenant je m’amuse avec…

Z : Tu gravites autour de Saint-Etienne. La ville semble de plus en plus forte en matière de rap. Cela se remarque entre autre par la cohésion et la qualité des discours des groupes qui émaillent cette scène locale. Quel est ton regard là-dessus, mais aussi comment vous sentez vous perçu hors du 42 ?

C : Ouais… il ne faut pas caricaturer non plus… il y a quelques groupes qui ont un discours cohérent et intelligent, ça ne veut pas dire que tous les groupes de rap qui sortent de Sainté sont comme ça. Y’a aussi du festif, du bling bling et du ghetto style… Le fait est que le rap existe dans cette ville depuis longtemps, du coup, ça crée un vivier musical intéressant à différents niveaux d’indépendance. On a fait un festival regroupant des groupes français et suisses aux discours et à la démarche totalement indé voire DIY (Singe des rues, Arapiata, La k-bine, La gale, Direct raption, L’oiseau mort, Skyzominus crew…) et ça s’est carrément bien passé. Y’a un autre festival, Potos carrés, qui existe depuis quelques années aussi. Des gens comme Jah’zz organisent des concerts de hip-hop indé américain depuis pas mal de temps… C’est assez riche mais c’est valable pour tous les milieux musicaux stéphanois j’ai l’impression…

Z : « Il parait que c’est le bronx dans toutes les villes françaises, moi c’est sûr que je finirais pas en sale poseur sur un fond de ville américaine ». Ressens-tu vraiment une influence de plus en plus grande d’une partie du rap américain sur les MCs français ?

C : Cette phase est directement reliée aux clips de rap français mainstream… Il suffit de regarder les chaînes musicales pendant une heure et on ne voit que ça… ça va avec les valeurs capitalistes et machistes défendues et répandues par l’essentiel du rap français d’aujourd’hui… Je ne sais pas si l’influence est grandissante, je pense qu’elle a toujours été forte, mais on frise aujourd’hui la caricature.

Z : Le mot Calavera est relié au jour de la fête des morts en Amérique centrale et du sud, à tout un rituel avec les crânes des défunts que l’église n’apprécie d’ailleurs pas des masses. Quels rapports entretiens-tu avec le chamanisme ? As-tu de l’intérêt pour ces pratiques ?

C : Absolument aucun rapports !! Par contre c’est vrai que le mot Calavera je l’ai pris notamment à cause de la fête des morts au Mexique. C’est en cours d’espagnol quand j’étais au lycée qu’une prof nous avait fait travailler là-dessus. Du coup c’est ressorti quelques années après quand j’ai commencé ce projet. Ce qui m’avait surtout fasciné c’est cette différence dans le rapport à la Mort et aux morts. Beaucoup moins triste et glauque qu’ici… à la limite du paganisme…

Z : Ton rap est très noir, dans ‘La route, la fin, la mort…’ tu te dis même inapte au bonheur. Pour toi, le rap ne peut pas marcher sans mal-être, sans révolte ?

C : C’est vrai que rapper pour dire que le ciel est bleu et que les oiseaux chantent, c’est un peu tendu… Le rap naît d’une révolte et est à l’origine une musique sociale donc quoiqu’il en soit politique. Le fait de prendre le micro pour s’exprimer, donner son avis est un acte politique. C’est bien pour ça que la récupération faite par les médias vise à ne mettre en avant que ceux qui n’ont rien à dire et qui sont dans la logique du système : l’argent du système capitaliste, la misogynie de la religion, le racisme des logiques ethniques… Après, par rapport au mal-être, je pense que c’est plus dans une logique de catharsis. Mais cela se retrouve aussi dans la poésie, la littérature ou toute forme écrite.

Z : « À trop en savoir sur le monde, le sentiment de paranoïa devient constant ». Quel rapport entretiens tu avec l’information et les médias ? Comment t’informes-tu ? Quels médias et organes de presse retiennent ton attention ?

C : J’essaye d’avoir un panel assez vaste en fait. Je trouve nécessaire de regarder les infos de TF1 ou France 2 pour décrypter la propagande et être au courant des étapes qu’ils passent dans le tout sécuritaire… et comprendre comment et pourquoi ils désinforment. Voir comment ils font passer les faits divers en prime time plutôt que ce qui nous concerne vraiment, notamment au niveau de nos libertés, ou comment l’actualité importante de l’international passe à la trappe. Sinon, je lis les journaux régionaux comme nationaux, des torchons aux trucs plus intéressants… sinon, Arte offre souvent des documentaires ou des anticipations très intéressantes comme l’autre fois, une anticipation sur l’abolition des frontières plus vraie que nature, ou sur les futurs réfugiè-e-s climatiques. Bien sûr, y’a tout un tas de brochures anars et de fanzines que je lis… et là c’est comme dans tout, y’a du bon et du pas terrible… Et sinon, au niveau de l’Europe en particulier de l’Est, y’a le journal ‘Abolishing the Borders from Below’ qui informe bien sur les luttes antifascistes, antiracistes et anticapitalistes dans tous ces pays…

Z : Le terme résonance revient à plusieurs reprises dans ton disque. Celle de fin de monde, celle des humains qui souffrent aux quatre coins de la planète. Quels sentiments mets-tu derrière ce mot ? Estimes-tu que ta musique est en résonance avec le monde actuel ?

C : Derrière « résonance », je mets des sentiments qui ne vont pas dans le même sens… c’est la nostalgie contre l’espoir, le vivant contre le mort, le passé contre le futur… c’est un terme frontière qui ne se ressent que dans le présent. La résonance vient du passé, passe près de toi et s’enfuit vers l’avenir. Elle est encombrée d’images et de sons pas tous bien discernés ni discernables mais qui donne une atmosphère au ressenti. Je sais pas si je me fais bien comprendre… la résonance pour moi c’est un peu le moment où tu finis un livre ou un film qui t’a captivé, cet instant où tu ne sais plus où est la réalité, où est ta réalité… Ma musique est en rapport direct avec le monde actuel… elle en est le produit mais se nourrit aussi du passé et de visions prospectives.

Nota : Propos recueillis par email.
Photo par Gaël.