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Les Évanescents de Damien Ribeiro

Je suis à un âge où il est assez fréquent de faire le point sur sa vie. Dans le registre de la psychologie de comptoir, cela s’appelle la crise de la quarantaine. C’est un processus évidemment renforcé par la situation “sanitaire” actuelle. Aujourd’hui, nombreux s’interrogent sur leur propre futur à l’aune du chemin qu’ils ont déjà parcouru. Et ceux qui ne le font pas trépignent d’impatience du retour à la vie “normale” (celle où les derniers droits qu’il reste ne seraient pas uniquement être salarié et faire des courses alimentaires), ou tentent de survivre un peu plus difficilement qu’ils ne devaient déjà le faire avant que le monde soit mis sous cloche. Et puis il reste une dernière catégorie : ceux qui sont dans un flottement, comme cellophanés par ce calme soudain. C’est un processus de chrysalide inversé, le papillon devient coquille, le vivant devient momie, l’intelligent devient neutre, le caractériel devient fade, le curieux devient autocentré. Entre deux pulsions idiotes de vie désespérées, c’est probablement là que je me situe. Et voilà qu’un roman me tombe dessus.

Dans le tag, tu sors la nuit, tu explores la ville, tu chemines dans l’ombre et tu laisses ta trace que tout le monde découvre une fois qu’il fait jour. Pour moi, c’est exactement les caractéristiques de la vie d’un super-héros. Personne ne sait qui tu es, personne ne te voit, mais tu existes. – E.One pour l’Abcdr du Son

Les Évanescents raconte l’histoire d’un homme qui prend soin “de consommer son temps sans avoir le moindre effet sur le reste du monde, et inversement.” Mickaël Dos Reis, au terme d’un périple, a tourné le dos à sa jeunesse. C’est arrivé un jour, comme ça. Épuisé par l’obsession du graffiti qui l’a lessivé le long des voies et dépôts de chemins de fer qui pour lui avaient Bayonne comme point de départ, il échoue à Cannes. Ravagé par l’adrénaline, les vapeurs toxiques de la peinture et la vie de nomade à la poursuite de trains à tagguer, son cerveau tinte comme la bille au fond de la bombe de 400ml. L’existence clamée à la face du monde d’une pression du doigt sur un fatcap, le chemin de traverse à la vie normale offert par le graffiti, cette délicieuse impression “de mieux comprendre le monde pour en être sorti” : tout ça s’est transformé en impasse.

"Les pécheurs conscients de leur culpabilité ne vont pas se laver dans les eaux boueuses d’un fleuve terrestre. Ils vont par la foi à la croix du Calvaire et à son torrent écarlate. Ils prient avec confiance et demandent à Jésus : "Lave-moi et je serai plus blanc que la neige." " – David Blunt, pasteur (visiblement quelque peu frustré que l’évangélisation n’ait pas porté ses fruits sur les bords du Gange)

C’est dans une allégorie baptismale que Mickaël a sa révélation. Flottant dans la méditerranée, il laisse se dissoudre ses rêves de peinture. Il lave son pêché de super-héros, cet orgueil de vouloir rendre omniscient un nom qui n’est pas celui que sa généalogie d’enfant d’immigré lui a donné. Mickaël ne s’immerge pas dans l’eau comme un Hindou le ferait dans le Gange, il se laisse flotter sur la mer du milieu. Comme une projection de la vie qui l’attend : une vie sans péché, sans vague, sans houle, sans tumulte. La sage Méditerranée qui vient consciencieusement charmer une Croisette impeccable. C’est la vengeance des clapotis du luxe pastel sur le fracas de l’Océan et une adolescence pleine de couleurs vives.

"Le graffiti, c’est dire « J’existe. » On n’a pas pu sculpter les immeubles alors on peint dessus, c’est tout. Tu existes dans ce truc qui nous rend tous anonymes, tu redeviens un humain dans un monde de fourmis, avec pas grand-chose tu finis par arriver aux yeux des gens. Alors que quand tu marches dans la rue, tu n’y arriveras jamais." – C.Sen pour l’Abcdr du Son

En abandonnant son blaze de taggueur, Mickaël Dos Reis récupère son vrai nom. Celui de ses origines familiales portugaises, celui par lequel l’identifiait son amour de jeunesse, celui qui avait fait de lui un délégué de classe et l’ennemi public numéro des voisins du lotissement duquel ses parents avaient réussi à accéder. Si Mickaël a désormais retrouvé son nom propre, il s’efforce pourtant à ne plus avoir d’identité depuis qu’il a laissé la krylon se diluer avec ses rêves dans la mer. Il vit comme un soupir satisfait de l’absence d’écho. Il s’est construit un monde sans aspérité, réglé comme une horloge. Rien n’a d’emprise sur lui, si ce n’est le cérémonial d’une vie sociale centrée autour de sa belle famille et des mondanités rituelles du vendredi soir. Son bureau est sans fenêtres pour ne pas voir le monde qui l’entoure. Il ne se rend même pas compte qu’il est en couple par défaut, ni qu’il tombe amoureux. Mickaël est simplement un “non-sujet”, quelqu’un qui a renoncé à interférer avec ses semblables en dehors de codes dont il se félicite avec pragmatisme de ne même pas les avoir choisis. Tout juste les a t’il trouvés là, comme on trouve par hasard une place assise dans un train bondé.

"Son incapacité à se questionner, à avoir un regard critique… Ne pas exploser. Ce serait cruel. Et puis au fond, je l’enviais tellement." – Mickaël Dos Reis à propos de Corinne, sa compagne.

Les Évanescents est un roman où il ne se passe pas grand chose. Il est pourtant plein de tourments et de leçons, dans ce que ce terme a de noble. Quelqu’un de pieux – ou dans sa version moderne ridicule et branchée qu’on qualifie de “développement personnel” – verrait dans ce résumé que j’écris l’importance de ne pas céder aux sirènes du confort, de “rester ouvert à la surprise, à l’enchantement” (ou de “rester ouvert à la rencontre de Dieu”, selon la chapelle dans chacun prêchera). Le tout serait ponctué d’une ode à la résilience et de projections positives, du genre “ce qui ne tue pas ne rend plus fort” ou “l’épreuve de Dieu te conduit sur le droit chemin”. Mais ce n’est pas ce que Damien Ribeiro écrit. C’est probablement même le genre de mantra moderne qu’il exècre. Dans des influences teintées d’une pointe d’autobiographie, c’est une série de trajectoires de vie acerbes et finement tracées par le style de l'auteur qui éclate au grand jour. Il n’est pas question ici de lever un drapeau, de porter un étendard, ni même de tracer les lignes d’un “nous” contre “eux”. Ici, ce qui intéresse le romancier c’est la vie et la mort des rêves et comment ceux qui les symbolisent s’évanouissent avec. Comment une aspiration, une soif de liberté, peut-elle à ce point être vampirisée par l’âge adulte ? Comment chaque classe sociale apprend à oublier ses aspirations et à les transformer en lointains mirages ? Qu’est-ce qu’une identité qui ne connaît pas le risque, même le plus anodin ? Les adultes de Les Évanescents se rassurent dans une illusion de sécurité financière et morale, s’inventent des talents qui ne glorifient que le confort, rabrouent le déterminisme social dans une vocation commerciale, s’épanouissent dans le cynisme de la politique, se vengent de l’insoutenable désillusion affective dans une partie de jambes en l’air sordide. À l’exception d’une dénommée Hermine, aucun d’entre-eux ne semble capable de vivre avec son innocence et ses envies. Les Évanescents est le livre d’individus qui se contiennent et s'effacent, même quand ils croient s'affirmer. C'est un roman dont le thème a pour icône son personnage principal, celui qui excelle dans l’art de lisser et de s’aplatir. Quelques années plus tôt sur cette plage cannoise, Mickaël a tellement été saisi par ses illusions de graffeurs qu’il a jeté un linceul sur le corps de son adolescence et l’a abandonné là, en oubliant de vérifier si le cœur battait encore. Comme il le dira un jour : “le médecin ignorait que je m’entraînais depuis des années à faire semblant d’être mort.”

"Quand je croise quelqu’un de cette époque, il m’appelle spontanément « Spray », ça me surprend toujours et ça me rappelle à quel point j’étais à fond dans le hip hop à l’époque. Je ne renie rien mais je vois bien qu’aujourd’hui je suis une autre personne." – Jean-Noël Lafargue alias Spray, à propos de son passé de graffiteur.

C’est la vulgarité d’une rencontre fortuite avec son ancien voisin bayonnais qui va conduire Mickaël à se rendre compte qu’il est enfermé dans un monde de silence et d’inaction. Il aimait taguer les trains ? Il constate qu’il a fini par mettre sa vie sur des rails. Elle avance tout droit, à vitesse constante, dans un aller-retour permanent. En langage cheminot, un train (une circulation pour être exact) correspond à une OD. O pour Origine, D pour Destination. L’origine ici ? L’appartement du couple que Mickaël forme avec Corinne, sa copine qui l’appelle Chouchou, se parfume au Chanel 5, l’habille comme un cadre des Républicains aux Universités d’Été du parti, et qui est persuadée d’exceller dans la décoration intérieur. Elle y défend sa vision du monde sur des “planches de créativité” à la novlangue du même acabit que celle présente dans les livres de “développement personnel” de son père. “Ma couleur signature, c’est le gris” dira t-elle. La destination ? Le dîner dominical chez les parents de Corinne, le poulet rôti sur l’îlot central de la cuisine, la complicité mère-fille pour les tenues de country-club et les aménagements intérieurs mortifères, les citations du beau-père, et la citadelle d’un lotissement privé bourgeois, avec son court de tennis. Encore, comme là où tout avait commencé pour Mickaël le tagueur, sur les ruines du country club de Bayonne, temple de la marginalité et du flop chromé. L’Origine, Bayonne, l’Atlantique, les trains, le mouvement et le Mouvement, le graffiti jusqu’à la mort. La Destination, Cannes, la Méditerranée, la Croisette à pieds, l'immobilisme et l'Immobilisme, la routine jusqu’à l’anonymat. L’OD. Appréciez l’ironie de l’acronyme : Mickaël a fait une overdose de sa vie consacrée à taguer, le lecteur se demande lui comment il n’en a pas encore fait une devant ce quotidien si plat qu’il en devient létal. S’il était resté un peu de romantisme et de pulsions de vie à Mickaël, il devrait être Edward Norton dans l’une des premières séquences de Fight Club. Celle où il ressasse entouré de ses meubles type Ikea savamment agencés. Mais même à cette prise de conscience, Mickaël a renoncé. Il est un évanescent.

“Les murs ont plus de pub que de tag fat, et j’aime quand ceux de ma ville me disent que tous les cops sont des batards / Je suis les appels d’un ailleurs et ses murmures barbares / Et je ne crois que je ne crois plus que ce que je ne vois pas.” – Murmures Barbares – “Murmures Barbares”

S’en suit les bruits de l’âme qui craquent en silence lorsque Mickaël se retrouve confronté à sa vie d’avant. Comme ces maladies insidieuses, ne seraient-ce pas ces nécroses et tumeurs qui se développent sans faire de tintamarre qui sont les pires ? Car Mickaël peine d’abord à identifier ce qui se fissure en lui, il est désorienté, comme victime d’une profanation. Ses rêves – ceux qu’il fait la nuit et admirablement décrits dans le livre – le tourmentent. Son passé lui revient en pleine figure, et c’est une révélation : “Je n’avais jamais vraiment réfléchi à ce que devenait la vie bayonnaise en mon absence, mais inconsciemment, je croyais en l’immuabilité des êtes et des choses. (…) Ce n’était pas parce que j’avais décidé de partir que tout devait foutre le camp !” Son amour d’enfance noie un échec amoureux dans une vidéo porno amateur. Son rival redouté est mort. Le cour de tennis abandonné où il faisait ses gammes de tagueurs a été rasé, et son ancien voisin discret et renfermé est devenu un nouveau riche vulgaire et décomplexé. Ceux auxquels il ne pensait plus tant il croyait leurs traits figés dans l'éternité de l'adolescence reviennent à lui soudainement. Mais désormais, leur image est brouillée, insaisissable, incompatible avec la vie que Mickaël a laissé derrière-lui sans se retourner.

“Damien Ribeiro dépeint l’âge des premiers retours sur soi, des premières nostalgies, des premiers vertiges que l’âge provoque. Mais loin de s’en tenir aux formes convenues de la désillusion, il prête sa voix aux silencieux, aux transparents, aux humiliés.” – Philippe Ségur à propos du roman Les Évanescents

Les Évanescents est court, il se lit d’une traite, deux ou trois pour reprendre son souffle si le lecteur souhaite se débarrasser de l’impression de malaise admirablement restituée par l’auteur lors du moment où tout bascule pour Mickaël. Dans ce passage, Damien Ribeiro semble avoir pris le temps de faire durer le supplice, son héros étant incapable de se rebeller ni d’y mettre fin. Comme pour prolonger l’outrage dans ce décor de luxe et de vie bien rangée. À l’heure où les relations sociales sont réduites au strict minimum, où le troupeau n’a jamais été aussi bien gardé, et où ce qu’il reste à chacun est un chez-soi à chérir comme un testament, la profanation des souvenirs est peut-être finalement le dernier électrochoc contre l'abdication. Sera t’il salvateur pour Mickaël ? Au lecteur d’en décider afin de ne pas divulgâcher la fin de ce roman, où le renoncement est habilement questionné à travers le regard de Mickaël, lui-même et son passé étant devenus un graffiti que l’on efface. Un comble mis en scène avec style, sans détour, avec ce que la vie a de cruelle pour ceux qui croient pouvoir la mettre entre parenthèses.

“Je ne t'en veux pas. Je ne te vois pas. L’histoire de ce train ne me dit rien. De quoi nous avons parlé à la fin de l’été ? J’ai oublié.” – Noir Désir “Oublié”

Quant à l’auteur de ce livre, il était il y a encore quelques années un de mes confrères de la petite sphère webzinat rap. Il était aussi le fidèle sidemen du tout aussi talentueux Somnoleur, avec lequel il partage cette obsession pour les chimères de famille réécrites au regard noir, aux mains sales et avec le cœur d’un crépuscule. Quelques jours avant la sortie de son premier roman, Damien m’a confié ceci par mail : “J’adorerais que des anciens chroniqueurs de rap viennent saturer ce milieu littéraire où le rock est encore trop présent (j’adore le rock entendons-nous bien, mais c’est la musique de nos parents)” avant de me dire penser qu’il y a de grandes chances que ce petit vœu soit exaucé dans les prochaines années. Si c’est le cas, il faudra lui dire merci : pour avoir ouvert la voie, mais aussi et surtout pour ne pas avoir cédé à la facilité d’un roman compilant des souvenirs hip-hop ni à flatter le romantisme que les quadragénaires qui ont vécu cette culture aiment cultiver. Car il ne s’agit ici que de littérature : celle qui sait aller chercher le romanesque jusque dans le renoncement.

  • Interview : DJ Grazzhoppa

    Interview de DJ Grazzhoppa, pour l'abcdrduson. com et avec l'aimable concours de Sonny et Jeanne de Melodiggerz / Photographie : Michaël Marsh

    "Give Me Water" par John Forte & Valerie June

    Ce titre est un très beau blues moderne aux vieilles racines. La nonchalance de Valerie June y est pour beaucoup.