View all essays

Repose en paix DJ Duke

Comme de nombreuses personnes du milieu rap, j'ai appris soudainement la mort de Duke vendredi soir. Ça a été un vrai choc, qui me laisse stupéfait. J'ai beaucoup pensé à lui ce week-end. J'ai du mal à comprendre qu'une chose pareille soit arrivée.

Je n'étais pourtant pas proche de Duke. Mais à chaque fois que j'ai pu échanger avec lui, c'était d'une telle simplicité que je le voyais presque comme un proche, dans le sens quelqu'un de disponible, généreux, et qui me donnait immédiatement l'impression que nous partagions certaines valeurs humaines et musicales.
Je crois aussi que j'aimais ce côté "undercover" qu'il revendiquait. Comme il l'avait expliqué à l'Abcdr, ce mot était un peu sa philosophie de vie : "J’ai toujours préféré être un peu le mec dans l’ombre." Il collait à la vision qu'il se faisait du rôle de DJ.

Duke avait la culture du DJ au service du patrimoine. Son grâal était de faire des mixtapes, puis des maxis dédiés aux rappeurs qu'il admirait. Plus le temps avançait, plus il comprenait que le disque physique était d'avantage aujourd'hui qu'hier un objet de patrimoine et de transmission. Le DJ est un transmetteur, et Duke l'avait compris. Loin d'être seulement un gardien du temple du sampling, il était de ces platinistes qui mettait tout son savoir-faire pour créer des matériaux destinés à créer la rencontre : entre des univers, des artistes, et surtout vers les auditeurs. Dès ses débuts, Duke poussait pour que les rappeurs français comprennent qu'il était important de sortir des vinyles avec une piste a cappella, afin que les DJs puissent s'en emparer et remixer leur musique.

À l'image de sa carrière, Duke était capable de passer du rôle de DJ à celui de producteur. Il répondait aussi bien à une tournée avec Rockin' Squat qu'à un posse-cut de turntablists organisé par DJ Djel. Il aimait le boom-bap poisseux nourri au film d'horreur tout en n'ayant pas peur d'univers plus lumineux et fédérateurs. Son amour pour le rap américain sombre et crasseux n'était pas une limite, bien au contraire. C'était la marque d'un mec buté au son, mais aussi d'un véritable DJ, fasciné par le remix, exercice qui a ponctué toute sa carrière. Duke était aussi un DJ de scène super entraîné, cumulant une expérience avec Assassin et ayant fait ses armes sur la tournée Opération Freestyle de Cut Killer, en duo avec Al. Mais Duke, c'est aussi ce producteur capable de produire des titres et des remixes pour La Caution et l'Armée des douze aussi bien que des hits pour Oxmo et Youssoupha, ou revisiter un classique d'Akhenaton. Il remixait, plaçait sa grande silhouette capuchée derrière les platines, créait des collaborations que les Américains eux-mêmes n'avaient pas faites, faisait rapper Conway avant qu'il soit totalement hype, tentait de trouver des MCs bourrés de talents, produisait des titres, prenait des risques avec des rappeurs venus d'ailleurs en montant un label pour que la France entière puisse prendre le son de Profecy en pleine tête. C'était également ce mec qui organisait des soirées à Lyon, ville où il est particulièrement compliqué de fédérer la culture hip-hop. C'était aussi celui qui, bien en avance, tentait des choses avec Némir. C'était durant la deuxième moitié des années 2000, quand le Perpignanais était encore chauve et rappait comme une bête. Duke aimait sentir les coups, même si ce n'était pas les plus populaires ni les plus en phase avec l'air du temps.

Duke était ouvert sur les générations, les scènes, mais sans jamais se compromettre. Sans la moindre aigreur, il était lucide sur les chemins empruntés par le rap. Mais lui ne déviait pas de sa route. "J’ai toujours fait le tri, selon mes goûts, et parfois ça ne plaît pas. Ce que je peux comprendre : ce n’est jamais agréable quand quelqu’un te dit « non, ce que tu fais, ce ne sera pas avec moi parce que ton son ne me plaît pas ». C’est bien que je n’aie pas ouvert de mon studio à tout le monde, car ça a forcé certaines personnes à se bouger le cul. Et moi, ça m’a permis de ne pas faire du travail à la chaîne dans mon studio tout en finissant par y prendre poussière et faire partie des meubles. Je suis DJ, je me déplace, je fais mes trucs" me disait-il en 2016. Mais qu'on ne s'y détrompe pas : si Duke était plein de convictions musicales, il était aussi et surtout quelqu'un d'accessible, agréable. Et derrière ses aspects de puriste intransigeant buté au boom-bap (c'était en réalité plus complexe, comme j'essaie de l'expliquer ici), n'importe qui pouvant passer un moment avec lui sentait poindre un gros potentiel de déconneur bourré d'humour. D'ailleurs, une anecdote : lorsque j'avais réalisé son interview pour l'Abcdr du Son en 2016, au moment d'évoquer la scission d'Assassin et les désaccords avec Maître Madj, Duke avait su en rire, qualifiant ses propres conflits avec la tête la plus orthodoxe d'Assassin à ce moment-là "d'embrouilles de dinosaures". C'était une pirouette simple, drôle et assez fine pour ne pas s'éterniser sur des divergences jamais résolues. Pour moi, une preuve de plus de sa capacité à prendre les choses comme elles sont, plutôt que de laisser l'aigreur prendre le dessus. C'est selon moi cet état d'esprit-là et rien d'autre qui permet de continuer à produire de bons disques et morceaux dans un milieu comme le rap.

Pour un chroniqueur musical, Duke était tout aussi précieux. Il répondait toujours aux sollicitations, sans ne jamais rien réclamer. Il était reconnaissant que l'on parle de sa musique et de son parcours, mais savait très bien composer avec le silence médiatique. Encore une fois, c'est ce mot qu'il affectionnait : "undercover". Duke assumait parfaitement ce statut, cette façon d'être même, qu'il prônait dans sa manière de faire de la musique et d'interagir avec son public. Il était exigeant musicalement, mais se mettait à hauteur des gens, ne prétendait pas être un autre. Lorsqu'on mettait de la lumière sur lui, il était content évidemment, et il ne sous-estimait pas l'importance d'un relais presse ; il me l'avait confié d'ailleurs. Mais s'il n'y en avait pas, ça ne l'arrêtait pas. Car Duke privilégiait à la parole publique quelque chose précieux : faire. Il était du genre à prendre plus de plaisir à organiser une bête de concert de rap américain qu'à avoir son nom sur l'affiche. Ses certitudes étaient au bon endroit : dans l'action.

Du peu que j'en ai connu, Duke n'était pourtant pas un taiseux ni un austère. Il n'était jamais avare d'échanges sur du son, et pas seulement celui qu'il produit. Une autre anecdote : lorsqu'avec Bachir, nous lui avions demandé de témoigner à propos du parcours de La Rumeur, nous supputions que par sa fidélité à Assassin et à Rockin' Squat, il pourrait trouver notre sollicitation déplacée. Il n'en avait rien été. Franc vis-à-vis de l'histoire et de la musique pour ce qu'elle est intrinsèquement, Duke avait au contraire répondu avec sérieux et enthousiasme à nos questions, notamment à ce que les trois premiers volets de La Rumeur représentaient pour un DJ à la fin des années 1990. Classe, une nouvelle fois et comme toujours par la suite. Si on l'avait ensuite sollicité pour parler d'Evidence, de Conway, d'Oxmo, de La Caution, de Squat évidemment, d'Ill Bill : Duke aurait systématiquement répondu, même si c'était juste à l'occasion d'une discussion privée par mail ou en messagerie sur Twitter. Il était toujours disponible pour évoquer un artiste ou un moment fort du rap dans lequel il se reconnaissait, peu importe que ce soit formel ou informel. En ce sens, Duke incarnait aussi la culture hip-hop par sa facilité à la partager, que ce soit à l'oral ou en musique.

Suite à ce décès, ses confrères, mais aussi son public et des fans d'Assassin ont témoigné de ce côté ouvert, proche des gens, accessible et surtout activiste. Mon témoignage ne vise qu'à confirmer et renforcer ce souvenir. Lorsque je l'avais interviewé en 2016, Duke m'avait accueilli chez lui avec simplicité et bienveillance. Je n'avais pas eu le temps de le prendre en photo, rattrapé par les horaires de mon train. À la place, il avait pris le temps de me fournir des dizaines d'images d'archive pour illustrer l'interview. J'en dévoile certaines à la fin de cet hommage. Depuis, il a toujours répondu à mes sollicitations, sans jamais non plus chercher à faire du copinage. Quelque part, Duke savait que les gens qui parlaient de lui comprenaient ce qu'il défendait, et ça lui suffisait. Je parlais de lui au mois d'août avec DJ Grazzhoppa, qui a une démarche assez semblable. Le respect de ses pairs et des personnes avec qui il travaillait comptait sûrement plus pour lui que la reconnaissance médiatique. Undercover de nouveau.

Ce décès, soudain, inattendu, me fait aussi réfléchir à ce qu'il se passe lorsque nous trépassons soudainement alors que nous tentons de faire vivre une musique, que ce soit par des œuvres ou de la passation (dans mon cas à travers des publications en ligne, des émissions radio, des fanzines, etc.). Duke vendait lui-même ses disques, dont la fabuleuse série de maxis avec Oxmo, Akhenaton et Nikkfurie que j'ai évoquées un peu plus tôt. L'idée que ces disques, admirablement réalisés aussi bien musicalement que dans ce qu'ils représentent comme objet, ne puissent peut-être plus être distribués ni rencontrer d'auditeurs me remplit de tristesse. Parmi tous les hommages qui peuvent être rendus à Duke, j'espère qu'il y aura celui-ci : continuer à rendre sa musique physiquement accessible. Particulièrement celle qu'il produisait en son nom propre, et qu'elle trouvera des auditeurs. C'est fou de réaliser à quel point ce qu'on construit peut finir seul et désœuvré lorsque la vie s'interrompt de façon aussi cruellement soudaine.

Il y a parfois des regrets. Ici j'en ai. J'ai fait de mon mieux pour mettre de la lumière sur le travail de Duke, mais je n'en ai sûrement pas fait assez, et maintenant qu'il n'est plus là, je me sens con de ne pas avoir fait plus. Je suis aussi troublé par la fragilité de la vie, par ses disques qui doivent actuellement être en plan chez lui alors qu'ils méritent plus que jamais d'être achetés, de circuler et d'être écoutés tant ils représentent ce que Duke était pour le rap. Il y a quelques semaines, je suis repassé à Lyon pour des raisons professionnelles, et j'étais tombé par hasard sur un autocollant du maxi avec Akhenaton sorti il y a à peine deux ans. C'était à une centaine de mètres de chez Duke, et je me suis rappelé que maintenant que mes problèmes de vol de courrier étaient résolus, à défaut d'avoir le temps d'envoyer un texto pour que nous nous captions une demi-heure à un coin de rue de la capitale des Gaules, il fallait que je lui commande enfin ce maxi et les autres de la série. Je regrette de ne pas l'avoir fait avant qu'il meurt. J'espère que quelqu'un pourra continuer à transmettre ce que Duke avait fait et construit, que ce qu'il a fait continuera à vivre et être disponible et demandé. Que ce stock de disques autant que l'album avec Rocca seront distribués malgré tout. Je suis prêt à aider à cela si besoin, car ça me semble être la moindre des choses et la meilleure manière de continuer à faire vivre sa musique.

Duke et moi-même n'étions pas amis, ni mêmes copains, et pourtant, comme vous le comprenez sûrement ici, je vis vraiment sa mort comme une claque. C'est étrange, mais c'est ainsi, et je pense que ce sentiment vient de tout ce que j'ai essayé de décrire : l'impression d'avoir affaire à quelqu'un avec qui je partageais des valeurs et une attitude. Je garde de chacun de nos rares échanges un souvenir fort, tant rien ne les parasitait.

Aujourd'hui, tu n'es plus là pour mettre les disques que je comptais t'acheter dans un paquet avec mon adresse écrite dessus. Tu n'es plus là pour diffuser tes dernières productions avec des messages simples et factuels sur mon fil twitter, ni me surprendre par une nouvelle collaboration à l'artwork ultra léché pondu par Gumo. Tu n'es plus là pour perpétuer la culture du remix, pousser l'art du maxi vinyle à un niveau supérieur, ni même rappeler qu'"Assassin a des hits de rue. Parce que la rue, ce n’est pas que celle des cailleras, c’est aussi celle des ouvriers, des balayeurs, des étudiants, des livreurs." Je ne peux pas non plus t'envoyer un message pour savoir où tu en es sur cet album que tu préparais avec Rocca, ou même te solliciter pour témoigner sur un moment du rap français. Alors tout ce que j'espère, c'est que là où t'es, tu as retrouvé Sean Price. Je sais que c'était pour toi quelque chose de l'avoir fait rapper sur un de tes beats. Je souhaite de tout cœur que vous soyez en train de taper la discute là où vous êtes tous les deux, et que vous vous tapez de bonnes barres.

Encore merci pour les quelques heures que tu m'as consacré Duke, et surtout pour ta musique et ton attitude en tant que DJ et producteur. C'était précieux. Repose en paix.

Note : peu après avoir publié cet article, j'ai eu confirmation que des initiatives seraient mises en œuvre pour pouvoir se procurer ses disques. S'il vous plaît, restez attentif. J'ajoute qu'une cagnotte qui aide dans ces moments difficiles est ouverte ici. Merci à toutes les personnes présentes dans ce moment de deuil.

DJ Duke en dix titres :

  • L'Armée des 12 - Introduction
  • IAM - La Saga (Remix)
  • Big L - Flamboyant (Remix)
  • Profecy - 400ml
  • Conway - Back Seat
  • Rockin' Squat - Dit et non dit
  • Rocca - Génération Hip-Hop
  • Al & Duke - Les Lions vivent dans la brousse
  • Oxmo Puccino - Toucher l'Horizon
  • Time to Shine (Original Instrumental)
  • "Patience" par Chris Cornell

    La famille de Chris Cornell a dévoilé une reprise réalisée par ce dernier, peu avant sa mort. Il s'agit d'une adaptation de "Patience", titre de Guns N' Roses, publié en 1989 sur la face acoustique de l'EP Lies. Et c'est très beau. Source : Kerrang

    Interview : DJ Grazzhoppa

    Interview de DJ Grazzhoppa, pour l'abcdrduson. com et avec l'aimable concours de Sonny et Jeanne de Melodiggerz / Photographie : Michaël Marsh