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Auditeur de rap

                               1990 - 1993

Playlist :

  1. Benny B - Do You Speak Martien
  2. Michael Jackson - Jam
  3. Vanilla Ice - Ice Ice Baby
  4. MC Skat Kat - Skat Strut
  5. NTM - C'est clair

Il s'agit de disques qui sont quasiment tous sortis en 1990, mais que je découvre en 1991, voire 1992. En 1991, j'ai dix ans et c'est l'âge où ma mère qui se retrouve seule avec ses enfants me laisse sortir tout seul avec les copains dans la rue et où je m'apprête à rentrer au collège l'année suivante. J'habite le centre-ville d'une commune bourgeoise de banlieue parisienne, au sein d'un grand ensemble très bien tenu qui appartient à l'UAP, une importante compagnie d'assurances de l'époque.

Nous traînons dans la rue pour faire du skate, la plupart du temps assis sur nos planches à roulettes. Nous sommes une bande de cinq ou six personnes et nous nous connaissons depuis la maternelle, au pire le CP. Pour la plupart, nous sommes les aînés de petites fratries, quand nous ne sommes pas fils uniques. Néanmoins, il y a tout de même un ou deux grands frères qui traînent dans l'histoire, parfois aussi un cousin, sans parler du réseau que tout individu curieux, traînant dehors et en soif de socialisation met en place dès le collège.

Nous commençons à être fascinés par la musique et nous avons une vraie notion de ce que doit être une "bande". Nous formons la notre, naturellement, et comme tout gamin au seuil de l'adolescence et qui se met à traîner dehors, tout ce qui sent la liberté et la défiance nous attire. À cette époque-là, nous ne le trouvons pas dans le rap mais sur nos skates. De petits gosses bien élevés, nous deviendrons en à peine deux ans des bébés punk et rock, cramant les poubelles du quartier, vandalisant tout ce qu'il y a à vandaliser avec plus d'intérêt pour s'attaquer au bien public que privé. C'était ridicule, dans l'immensité de l'Île de France, on devait être les derniers à plaindre, même si les banlieues bourgeoises ont aussi leurs problèmes contrairement à ce que l'on croit (mais ils restent derrière les murs, le sentiment de honte et de déconsidération est un levier très puissant dans la bourgeoisie).

On ne pensait pas à mal à vrai dire, notre groupe n'était d'ailleurs jamais impliqué dans aucune violence physique. Nous ne faisions peur à personne. Nous étions juste des petits cons comme je l'avais écrit dans un vieux post de blog que j'avais intitulé Ugly Kid Zo.

(Oui, on commençait doucement à aspirer à rassembler à la mascotte d'Ugly Kid Joe. Pour ma part, vingt-cinq plus tard, objectif plusieurs fois atteint)

À ceux qui écoutaient du rock à l'époque, la référence semblera évidente. En réalité, c'est dans le hard-rock, le métal et surtout le grunge qu'on satisfait notre soif de subversion. On veut être rebelle. Avoir les cheveux longs, être fringués comme des loubards, avoir des sappes qui ont vécues, ça nous parle. Cette envie là, on ne la trouve pas dans le rap. Le rap qui nous était proposé était tout sauf subversif, il était entouré d'un foklore. Au mieux, les quelques perles auxquelles on a eu accès, celles qu'on a trouvé sur nos premières cassettes qui circulaient, c'était du rap américain qui parlait des ghettos noirs américains. Pour nous c'était incompréhensible. Nous n'avions pas les codes. On n'avait pas envie d'avoir des flingues ou de belles bagnoles. Il ne faut pas se voiler la face : les belles bagnoles, on les voyait déjà dans les rues de notre ville. Parfois c'était celles de nos parents même si tout le monde ne roulait pas sur l'or non plus.

Nous, on voulait intriguer les filles et la drogue nous intriguait. On voulait montrer qu'on pouvait vivre en marge et en se foutant de tout. Finalement, on était plus Balavoine dans Starmania. "Quand on arrive en ville", telle était notre logique.

On s'est donc construits devant des photos de rockers héroïnomanes et alcooliques. Devant des riffs de guitare grunge parfois primaires mais profondément puissants. À côté de ça, on prend pourtant la mode du rap de plein fouet. Il y a le basket et Michael Jordan évidemment, qu'on assimile à Michael Jackson et Heavy D à travers le rap. Que ce soit Michael Jackson, le basket, ou plus tard Will Smith incarnant Le Prince de Bel Air (tient, une banlieue bourgeoise elle aussi), tous joueront un rôle primordial dans notre acquisition des premiers codes rap.

À ce moment-là, il y a les baggys portés à l'envers de Kriss Kross qui nous font marrer mais que tous on n'a jamais pu s'empêche d'essayer de singer au moins une fois. Malgré qu'on soit butés au rock, convaincus de notre chapelle et notre appartenance, on bloquait sur les Nike et les sneakers. Les Patrick Ewing nous faisaient rêver, tout comme les converses customisées d'Axl Rose. Évidemment, quand on a vu ce dernier apparaître dans des magazines avec une casquette NWA, on était loin de se douter que cela voulait dire Niggaz With Attitude. Notez qu'aujourd'hui, pour beaucoup de gens, Appetite for Destruction et Straight Outta Compton sont les deux photos les plus exactes du Los Angeles de la fin des années quatre-vingt. Tout sauf une coïncidence à mon sens. Les énergies étaient partout.

Nous, on était plus fascinés par les émeutes de Los Angeles et le chaos qu'elles transportaient que par les paroles d'Eazy E, Dre ou Ice Cube. Pour qu'on comprenne qui était Ice Cube, il faudra attendre qu'il devienne un homme de cinéma. À l'époque d'ailleurs, on mélangera tout par méconnaissance du sujet. Pour nous, les sweats Naughty by Nature, le film Menace II Society et plus tard Friday étaient un tout étrange et un peu inaccessible. Longtemps, on a retenu de Los Angeles uniquement les groupes qui se faisaient connaître au Whisky à Gogo. on symbolisait la ville à travers Axl Rose posant le pied dans la jungle. Les émeutes avaient renforcé notre perception : Welcome to the Jungle. L.A c'était électrique, dangereux, c'était la métaphore urbaine de la chaise électrique. Image dont le hard rock, le métal et le hardcore raffolait d'ailleurs. De son côté, tout en s'étant bâti dessus, Guns N' Roses avait tué le Glam Rock. Ma génération n'en verra (heureusement) que l'extinction.

Il n'y avait pas encore dans nos têtes cette logique d'opposition Rap/Rock. Elle viendra plus tard, artificiellement, polluée par des messages politiques et sociaux. Dans ce contexte, le rap me paraissait bien inoffensif mais m'était sympathique.

En réalité, au-delà de Kriss Kross que j'ai déjà cité, avant même mes premiers souvenirs de rap, les trois seuls disques à la maison qui m'intéressaient étaient un disque de Coltrane que je ne comprenais pas bien mais que j'aimais quand même. Et surtout, Bad de Michaël Jackson et un disque de Stevie Wonder qui n'était pas In Square Circle car ce n'est pas la pochette dont je me souviens. Cela devait être un Essentials, et dessus il y avait "Part Time Lover" que j'adorais. Aujourd'hui encore, je goûte avec ironie l'amour que j'ai pour cette chanson que j'écoutais alors que mon père avait trouvé une maîtresse et préparait tranquillement son divorce. Il a d'ailleurs laissé ce disque à la maison en se cassant. Merci à lui.

Notre base à tous, c'était vraiment Michael Jackson. Bien sûr, on était fou de "Smooth Criminal", de "Thriller" et leurs clips et plus tard de Dangerous. Normal, Slash (chez moi cela équivaut à Dieu) devient sur ce disque le guitariste officiel du King of Pop. Mais de mon côté, l'esthétique que j'ai retenu le plus est celle de Bad. Ces chorégraphies de bandes, proches de ce que dégage The Warriors, était ce qui me faisait rêver. Les mecs avaient l'air de ne vivre pour rien d'autre que leur groupe, et leur look était plus qu'un look, c'était une dégaine. Depuis mes six ans, j'essayais d'imiter ce Michael Jackson devant la malheureuse fille condamnée à me garder un soir par mois.

(Le show commence à 8 minutes et 50 secondes !!! Ce délire des chorégraphies collectives sur fond d'affrontement de bandes rivales avait été amorcé avec la monstrueuse scène du clip de "Beat it" qu'on avait aussi adoré)

Je n'ai pas retrouvé cet instinct collectif et interlope lors de mes premiers pas dans le rap. Même si tout se mélange, inutile de se cacher, mes premiers vrais souvenirs de musique hip-hop ne peuvent être évoqués sans parler Benny B. On écoutait ça en déconnant, c'était pour nous la queue de la comète Club Dorothée, juste avant qu'on s'affirme. L'idée de "parler martien" ou de répondre "oh oui" à la question "mais vous êtes fous", nous amusait beaucoup. Comme on avait beaucoup ri sur la pochette de l'album où Benny a le "certificat d'authenticité" Nike encore accroché à sa paire d'Air Max. On était loin d'imaginer que Daddy K était un pionnier du scratch. Benny B, pour nous, c'était juste du fun.

Quelques temps plus tard, on avait pris un peu les Kriss Kross de haut car on s'estimait plus vieux qu'eux (même si ce n'était pas tout à fait vrai) et qu'on rêvait plus d'être John Connor dans Terminator 2 que des gamins qui portent leur baggy à l'envers même si être adoubé par Michael Jackson dans les clips de Dangerous, ça limitait la casse.. De toute façon, on ne portait pas de baggy. On nouait nos bandanas comme les Guns N' Roses ou quelques mois plus tard les Suicidal Tendencies qu'on va découvrir et qui vont m'aider à comprendre certains codes de Los Angeles et des gangs, d'habitude plus réservés au rap. Il y avait aussi MC Hammer et "U Can't Touch This", ou Vanilla Ice et son "Ice Ice Baby". Pour ce dernier, on avait grillé le sample et on trouvait génial cette idée de détourner Queen. Ça nous surprenait. Et son gimmick marchait fort. Pour MC Hammer par contre, on n'avait pas la culture funk. Je n'ai compris que bien plus tard qui était Rick James. Comme j'ai aussi compris quelques années plus tard que ces chansons n'étaient pour nous que des Hits, de ceux qui sont faits pour la bande FM, et que les rappeurs derrière ces chansons n'étaient pas vraiment ce que j'appellerai plus tard un MC.

Bien inoffensif le rap donc vu de notre fenêtres. Je ne viendrais pas raconter des cracks comme quoi j'aurais écouté Dee Nasty et Lionel D sur Nova ni que je regardais passionnément Rapline. Pour moi, le rap, c'était le truc coloré, cool, joyeux, qui donnait envie de smurfer et d'avoir des bêtes de baskets. Un pêché mignon dans ma quête hard rock, une sorte de parenthèse positive et enfantine dans ma découverte de l'adolescence et ma passion naissante pour le vandalisme. Je ne m'en rends compte consciemment qu'aujourd'hui, mais Vanilla Ice parlait de "vandales" dans son hit tout de même. Les chroégraphies collectives, très à la mode, exprimaient par contre la logique de bande qu'on aimait.

Un disque dont j'ai un souvenir précis explicite complètement cette image. J'ai d'ailleurs tendance à le classer artificiellement comme mon premier souvenir de rap. Il s'agit de l'album de MC Skat Kat. Les parents de mon ami Fabricio avaient ce vinyle dans leur discothèque. Le principe de MC Skat Kat était d'avoir un chat rappeur, façon dessin animé. MC Skat Kat était un peu au rap ce que Roger Rabbit était au cinéma de l'aube des années quatre-vingt-dix. Une chanteuse, humaine elle, Paula Abdul qui tournait avec les New Kids on the Block, avait en fait théorisé avec son équipe ce concept de personnage fictif. MC Skat Cat était trop cool. Il avait ces codes loubards. Il prônait la vitesse, l'envie de vivre vite. Évidemment, à l'époque je ne le percevais pas comme ça, mais il instaurait aussi une tension sexuelle avec Paula Abdul sans que l'on sache qui était le chat et qui était la souris dans leur jeu de séduction. MC Skat Kat et le clip de "Skat Strut" étaient vraiment un kif. Via le dessin animé, j'y trouvais ce qu'il restait de l'enfance dont j'essayais de me détacher tout en pouvant y projeter ce que je voulais dans ma vie d'adolescent et de futur adulte : vivre à pleine balle, avoir une vraie dégaine et traîner dans des milieux interlopes, loin de ma banlieue bourgeoise.

Finalement, entre 1990 et 1993, je n'aurais qu'un seul contact sérieux avec cette musique que j'allais définitivement faire mienne à partir de 1997, sans me cacher : le titre "C'est Clair" du Suprême NTM. Mon ami Guillaume l'avait récupéré de je ne sais où, sur une cassette. Et comme des garnements, ce qu'on avait retenu de la chanson, c'était le côté surexcité de la boite à rythme, presque punk. On ne mettait pas ce mot-là dessus à l'époque, évidemment. Maladroitement on essayait de mettre des mots selon les K7 que l'on s'échangeait et ce qu'on arrivait à entendre en faisant rouler le tuner de la bande FM ou les clips qu'on pouvait voir chez ceux qui avaient le câble. Mais dans cette énergie du Suprême NTM, ce qu'on avait adoré, c'était le refrain :

"C'est clair !! J'ai le toucher nique ta mère !! Donc à l'endroit comme à l'envers, c'est clair !! J'ai le toucher nique ta mère !! Sur les cotés comme par derrière, c'est clair !! J'ai le toucher nique ta mère !!"

À chaque fois que j'interviewe un ancien et qu'il me parle du "Monde de demain", j'ai un sourire intérieur. Nous, nous étions complètement passé à côté de ce titre. "Le Monde de demain" c'était le titre des grands. Nous, c'était l'âge de nos premières insultes. Et cette image de niquer des mères dans tous les sens, avec cette énergie, on trouvait ça trop cool. On répétait ça comme des débiles. On devait être à peu près au même niveau que les parodies des Inconnus. Celle que j'ai toujours préférée était d'ailleurs "Rap Shit". Je ne vous dis pas le choc quand j'ai découvert quelques années plus tard Public Enemy. Mais peut-être que le côté politisé me plaisait déjà, même s'il était caricaturé, n'est-ce pas Oliver Stirn ?

Aucun de nous n'ayant compris cette subversion et les messages que proposaient NTM, nous sommes retournés au rock. Tout basculera pour certains d'entre nous quand nous découvrirons Rage Against the Machine et surtout pour ma part les Beastie Boys. En attendant, en meute, nous détruirons notre première maison abandonnée alors que nous n'avions pas encore tous douze ans. Ce sera notre première course poursuite avec les flics. Je cite celle-ci, je pourrais en citer d'autres, ainsi que des conneries qui vont des pétards dans les merdes de chien devant les vitrines des commerces aux centaines de rétroviseurs cassés. Finalement il faudra qu'on se mette tous à fumer des joints pour cesser ces délires. Ou plutôt pour les rendre moins fréquents.

1993 - 1995

Playlist :

  1. NTM - J'appuie sur la gâchette
  2. MC Solaar - La concubine de l'hémoglobine
  3. Beastie Boys - Sure Shot
  4. Fabe - Ça fait partie de mon passé
  5. NTM - La Fièvre

1993, nous finissons notre première année au collège. La petite bande qu'on était se pare d'un petit réseau. Notre ville a deux établissements scolaires publics pour le premier niveau de l'enseignement secondaire. Nous sommes dans le plus pourri, et pour le coup, ville bourgeoise ou pas, il est vraiment pourri. Nous comprenons la ségrégation sociale en voyant la façon dont les classes sont organisées. Chez nous, les mecs dangereux sont les Portugais et quelques Maghrébins du centre ville et de la seule citée de notre commune, posée près des quais de Seine. La plupart, nous les connaissons eux aussi depuis le CP et hormis un vraiment dérangé, il n'y a aucun problème.

La musique est, avec les fringues, LE code ultime de l'époque. Comme c'est une ville où il y a beaucoup d'argent, les doudounes Chevignon très à la mode à l'époque envahissent les cours d'école ainsi que les belles baskets. Mais la musique, c'est désormais sérieux, ça indique ton clan. Et surtout, il est hors de question d'aller en voir un autre.

Cela créé un hermétisme à tout ce qui n'est pas rock. Globalement, le rap était le terrain de chasse des élèves plus âgés, et je pense qu'ils ne nous jugeaient pas en mesure de comprendre cette musique. J'ai le souvenir une fois d'un troisième qui a essayé de me parler d'Assassin, pour moi il me parlait chinois. Il commençait aussi à y avoir cette défiance entre rap et rock.

En classe de musique, on nous fait chanter du Starmania et du MC Solaar. Évidemment, on savait qui était Solaar. Mais on n'était étrangement un peu passé à côté lors de Qui Sème le vent... Là, il sort Prose Combat et la professeur a l'intelligence de nous faire chanter des titres des deux albums. L'un des cours où l'on foutait le plus le bordel, toutes classes confondues (une fois les troisièmes avaient profité d'un évanouissement de la précédente professeur pour jeter toutes les chaises de la salle de classe par la fenêtre), est devenu l'un des courts où finalement, on se sentait un peu ailleurs qu'à l'école. L'Éducation Nationale avait très bien compris que Solaar devenait académique. Pour nous, il devenait un homme public plus qu'un artiste, une vraie figure culturelle. On le respectait. Ce mec nous rendait sage en fait.

(J'ai toujours trouvé ce clip terriblement beau)

Le collège est pourtant un temple du vandalisme. Le phénomène est généralisé. La plupart de temps, ce n'est rien de grave : des portes dégondées, des mouvements de foule impressionnant juste pour rire (on a inventé le flashmob avant l'heure en le mixant à l'art du pogo), des batailles de bouffe voire de vaisselles dans la cantine, des véritables guerres tranchées en se lançant des marrons dans le verger (oui, on avait un verger qu'ils ont vite arrêté d'ouvrir) ou du fil de fer à souder en lieu et place des boulettes de papier qu'on lance avec des élastiques en cour de technologie, des extincteurs vidés, rayer les voitures de certains professeurs, ce genre de choses. Jusqu'au soir où des grands essaieront de faire sauter le collège en y plaçant des bouteilles de gaz qu'ils avaient ouverts lors d'une expédition nocturne. Nous petits vandales, on a vu qu'on était minables mais aussi pas trop cons. On n'irait pas trop loin. Eux étaient ghettos, certains commençaient à en porter la parure d'ailleurs (sportswear, survêtements, casquette, etc.) Nous, nous étions juste des loustics.

En 1994, durant les vacances de Paques meurent coup sur coup Ayrton Senna et Kurt Cobain. Pour moi, ça a été la fin de quelque chose. L'année précédente, Guns N' Roses avait en plus sorti un disque incompréhensible de reprises punk, désiré par Axl Rose mais que tout le reste du groupe autant que les fans ne voulaient pas. On était tellement déçus. On voulait l'aimer pourtant ce disque, mais on n'a jamais su l'apprécier.

Dans ma chambre, j'avais récupéré une petite télé. C'est une époque où je vis déjà beaucoup la nuit, du coup je me retrouve souvent la nuit devant M6 et son boulevard des clips. Un soir, je vois le clip de NTM : "J'appuie sur la gâchette." Le clip est dur et le son extrêmement prenant, loin des clichés qui commencent à être véhiculés sur le rap. Je suis complètement bouleversé par ce que je vois à l'écran. Je me dis que NTM n'est pas seulement un truc déjanté qui insulte les mères. Je crois même que ce sont les seuls artistes français auquel j'accorde du crédit à ce moment-là avec Noir Désir et No One is Innocent. Je suis persuadé aujourd'hui que c'est ce clip de NTM qui m'a fait rentrer en tête que le rap était quelque chose de fort. Je l'ai pris en pleine tête.

La télé était de toute façon un vecteur fort. Mais ce qu'elle montre du rap, ce sont toujours des choses plutôt colorées et cool. Pour moi, ce ne sont pas mes attentes même si je prends cela comme de chouettes friandises. On se prendra la vague Alliance Ethnik dans la figure, les rotations de "Ça fait partie de mon passé", où encore "La Voie du Mellow" (titre que j'aime encore beaucoup écouter aujourd'hui, je l'avoue). Mais encore une fois, tous ces morceaux sont des morceaux que l'on considère comme des hits, sauf peut-être "Ça fait partie de mon passé" qui dégage un truc différent. En parallèle, c'est l'époque des séries comme Le Prince de Bel Air. Dans la vulgarisation du rap, le générique de la série a joué un rôle essentiel pour nous. Encore une fois, on était loin de se douter de qui était le duo Jazzy Jeff et Fresh Prince. Dans un autre genre, révélateur de cette tendance française à tout socialiser, j'aimais aussi regarder Seconde B. Je n'arrive pas à me souvenir s'il y avait du rap dans la série ou pas, mais la série me montre des codes d'une banlieue qui n'est pas celle où je vis.

Ces codes, je les prends aussi en commençant à sortir seul en dehors de ma ville. Je monte dans le train de banlieue et je vais à La Défense. C'est l'époque où les Black Dragons y squattaient, où la salle d'échange était sombre et peinte en noir. La patinoire avait très mauvaise réputation et des bagarres éclataient souvent. Mais là-bas, je comprends qu'une autre vie urbaine existe. Je me rends aussi souvent à Boulogne-Billancourt. Ma mère va parfois faire des courses dans la zone du Pont de Sèvres. Là-bas, sans traîner au milieu des blocs, je considère encore être chez moi. Je ne connais pourtant personne mais ça me semble familier. Boulogne était de toute façon encore très hétéroclite et les gens s'y mélangeaient beaucoup. Fin des années 80, dans la déferlante du capitalisme joyeux qu'on nous a vendu avec Canal +, Les Simpson (qui n'y étaient pour rien), Benetton et toutes ces marques, le Mac Do' de Marcel Sembat était une place to be, même pour les familles des banlieues riches alentours. Très tôt, Boulogne et sa partie Sud nous ont de toute façon très intrigués. Quant à avoir un Mac Do' près de chez soi avant les années quatre-vingt-dix, c'était un événement.

De l'autre côté, je me retrouve un week-end sur deux à Paris, chez mon père, qui vit au pied de la descente du Faubourg Montmartre. À trois cent mètres de chez lui, il y a aussi bien Le Palace et Le Grand Rex que les rues de Douai et Victor Massé de Pigalle selon quelle direction on emprunte. N'ayant pas toujours grand chose à faire chez lui, je me promène. D'un côté, je bave devant les magasins de musique et les instruments qu'ils vendent à Pigalle. Je découvre aussi une autre rue, interlope celle-ci. Prostitution, néons, hommes seuls, rockers (parfois célèbres), marginaux côtoient touristes en goguettes. Là-haut, personne ne me calcule et pourtant je ne peux m'empêcher de marcher sur la pointe des pieds. Selon moi ça pue le rock, mais aussi l'une des choses qui plus tard me plaira beaucoup dans le rap : cette errance de rue. Ici, on est plus dans le bitume et la pierre que dans le béton et les grandes dalles au pied des blocs. Mais je prends goût à zoner entre le Boulevard Rochechouart et la Porte Saint-Denis, assez impressionnante à l'époque pour un gamin de mon âge.

De l'autre côté, en bas de l'arrondissement, je dépense mon argent de poche, quand j'en ai, à la FNAC du Boulevard des Italiens. J'achèterai là-bas quelques cassettes, parfois au flair, parfois en me fiant à ce que je lisais dans des magazines de rock. Un jour, je me laisse tenter par un boîtier montrant un mec en costard en train de beugler au drive-in depuis la fenêtre de sa voiture. La cassette est estampillée Beastie Boys est c'est un nom que j'ai lu et relu aux détours d'articles sans vraiment comprendre de quoi il s'agissait. L'album commence par "Sure shot" et est immédiatement suivi d'une déferlante punk : "Though Guy". S'enchaînent ensuite une interlude en français d'un message téléphonique improbable. "Qu'est ce qu'une française fout dans ce disque à parler sur un répondeur ?" me dis-je. Je ne capte rien. Puis il y a l'incroyable "Root Down." Je n'avais encore jamais rien entendu de pareil. Suit "Sabotage", morceau criard entre rap et rock, avec sa guitare saturée. Je suis complètement perdu : comment un tel foutoir est-il possible en gardant une telle débauche d'énergie ? Le disque n'est pas absolument pas cadré sur un genre précis, de tout son long et je suis subjugué par ce truc que je commence à me repasser en boucle. Les clips de "Sure Shot" et surtout de "Sabotage" finiront de parapher le charme improbable des Beastie.

À l'époque, j'ignore que les Beastie sont des petits blancs potaches qui ont retourné l'industrie du rap il y a quelques années de cela. Pour moi, ce sont juste des OVNIs, mi punk, mi rap, mais un rap énergique, nerveux, criard, avec des voix saturées. Certains diront que j'aurais dû comprendre ce disque : on est en plein dans les années où c'est l'essor de la fusion. Mais au fond de moi, je pense que je voulais croire que c'était un groupe de punk. Quant aux disques de fusion naissants, ils étaient cadrés, ils n'étaient pas foutraques au point que l'était cet album des Beastie. Soit c'était funk comme l'était FFF et je décrochais après quelques titres, soit c'était saturé comme on l'avait avec Rage Against the Machine, Sugar Ray et son premier disque (avec DJ Lethal aux platines et en producteur !), ou dans une moindre mesure Urban Dance Squad (dont Rage s'est profondément inspiré mais c'est une autre histoire). Là j'adorais. Et surtout, la bande à Zack de la Rocha et celle à Rudeboy avaient faits le boulot préparatoire : je suis désormais réceptif au flow, au chant scandé, à la rythmique rap. Dans le rap des Beastie, je capte qu'il existe une rugosité et une énergie brutale que ne m'avait jamais montré Solaar, Alliance Ethnik ou les trucs américains que j'avais pu entendre il y a quelques années de cela. 1994 est vraiment une année charnière.

Mon nouveau délire, c'est donc la fusion. Bodycount arrive à nos oreilles et on kiffe "Cop Killer" ou "Bodycount is da house." On est évidemment sur Rage Against the Machine, je suis à fond sur Urban Dance Squad qui en 1995 sort le hit "Demagogue" auquel Fabe fera allusion dans une interlude de son maxi Lettre au président. C'est aussi le moment où on voit la bande originale de Judgement Night tourner. À côté de noms que je connais par cœur tels qu'Helmet, Sonic Youth ou Biohazard, des groupes étranges arrivent comme Onyx, House of Pain ou Cypress Hill. Je ne fais pourtant pas l'effort de faire des recherches en rap et les mass média nous resservent du rap cool, rond, chaleureux et positif à l'instar d'Alliance Ethnik ou de Mellowman. Je reste dans ce truc clivant malgré les Beastie. Puis arrive Paris sous les bombes.

Depuis "J'appuie sur la gâchette" et son clip, je me "méfie" de NTM. C'est la troisième fois que ce groupe revient dans mon radar. Je n'achète pas le disque, dont je ne comprends même pas le sens du titre. "Paris sous les bombes", j'en ai une lecture au premier degré. Mais comme tout le monde, je suis charmé par "La Fièvre" dont j'achète le CD deux titres ainsi que par "Tout n'est pas si facile" que j'aime entendre à la radio. L'album contient son lot de hit. Je savouerai "Pass Pass le oinj" à peine dix-huit mois plus tard que je deviendrais fumeur à plein temps. Et "Qu'est-ce qu'on attend" me plaît beaucoup dans son idée de révolte et de bordel. Pourtant, je nage en plein paradoxe. C'est le moment où l'on nous explique que la banlieue serait mauvaise, où NTM se retrouve aussi au cœur de polémiques. Moi, je connais ma place et je ne veux absolument me prétendre d'une banlieue que je ne suis pas. J'ai donc du mal à assumer écouter un groupe qui ne parle pas de moi. Du moins, c'est ce à quoi je me conditionne, car NTM était loin de ne parler qu'à la banlieue et leur parcours ne s'est pas fait qu'avec la banlieue.

C'est finalement ma première et plus grosse erreur dans mon rapport au rap. Au lieu de m'y ouvrir, je ne l'assume pas ou le rejette dès qu'il est trop connoté "banlieue". Vu que c'est le début de ces années où le rap ne sera présenté uniquement que par ce prisme, je vais tomber dans le panneau. De plus, je suis sur mes vestiges de rock. Quasiment personne n'écoute de rap dans mon entourage proche, pour ne pas dire personne. De mon côté, je n'y connais rien et suis donc mal placé pour aller en parler avec des gens que je ne connais pas. Enfin, les rares personnes que j'identifie de loin comme écoutant du rap, je ne m'entends pas avec elles, ou plutôt je ne les sens pas. Au moment où je m'apprête à prendre au sérieux une musique que je ne prenais justement pas au sérieux jusque-là, je m'enferme. Je ne trouve pas le rap subversif, mais je commence à le trouver inutilement provoquant. Bref, d'un coup, le message est brouillé, je n'y comprends plus rien, alors que le rock que j'aime s'apprête pourtant à faire une longue traversée du désert. Ça durera deux ans jusqu'à ce que je fasse une sorte de coming out musical.

1996 - 1997

Playlist :

  1. Sept - Un, deux, trois
  2. Passi - Je zappe et je mate
  3.  Raggasonic - Légalisez la ganja
  4. Les Débutants - Première pression
  5.  Cypress Hill - I Wanna Get High

Ces deux années sont floues. 1996 particulièrement. Peut-être car c'est là que je deviens un fumeur de joint régulier, et rapidement plus. Drogue qualifiée de douce par excellence, l'herbe et le shit ont en fait foutu un sacré bordel, et dans toutes les couches sociales de la jeunesse. Avec le recul, je me rends compte que le produit a été trop banalisé, même si on s'est vraiment bien marré et qu'à travers des activités annexes à la fume, on a appris à être malins, débrouillards, aussi à donner un sens au mot limite, justement parce que parfois on les franchissait. Quant à nos goûts musicaux, ils ont aussi commencé à converger vers le cannabis. Une des raisons pour lesquelles le rap était en embuscade, les liens entre rap et bédot n'étant plus à prouver. Ce n'est pourtant pas le rap que mon entourage retiendra.

J'avais été le premier de la bande à goûter aux joints en passant voir un ami du collège qui avait déménagé à Troyes. Il aura d'ailleurs un rôle important dans ma découverte du rap. Arraché à notre bande, il s'en reconstruisait une autre doucement et lui aussi prenait les codes de la rue de plein fouet. Et Troyes est bien plus petit que Paris, même si les connexions entre les deux villes sont nombreuses. Il était donc plus facile de se retrouver au milieu de rappeurs que dans ma banlieue tranquille. Alors c'est là-bas que j'entends pour la première fois du rap qui ne m'est pas fourni par les médias. Il s'agissait des Débutants, juste avant qu'ils sortent leur fameux Freestyle Censure Connexion. Ces freestyles collectifs, traditionnels à l'époque (CF les minutages de Cercle Rouge notamment) seront d'ailleurs de l'or pour celui qui voulait découvrir le rap. Mais là, je vais plus vite le beat, on est déjà à fin 1997.

Mes deux principaux souvenirs musicaux de 1996 sont loin du rap. C'est l'année où je découvre Björk mais aussi Körn pour lequel tout le lycée a un enthousiasme débordant que je ne partage pas. Le métal à double pédale m'a toujours emmerdé, là je me farcis un néo-métal que je trouve bien fade à côté de la fusion que j'affectionne.

1996 est aussi l'année où je fais mes premiers concerts tout seul. Enfin, tout seul est un grand mot, disons plutôt : sans adulte. J'avais déjà vu dans ma ville un groupe qui s'appelait Sept. Ils avaient réussi à être finalistes du festival Chorus et en 1996, ils sortent leur album. Certains passages y sont rap et quelle sera ma surprise quand au fil du temps, je découvrirais que les membres de ce groupe ont fini un peu partout, que ce soit dans les Svinkels ou Sergent Garcia, auprès de Cheravif ou à réaliser les bandes originales des films de Michel Hazanavicius.

Avec notre petite bande, on est toujours en plein rock et on va voir Silverchair au Palace. C'était le 23 févier. En première partie, on découvre Everclear qui fait nettement meilleure impression que les adolescents australiens qui occupent la tête d'affiche. Mais les voir eux, en concert à Paris, avait revigoré mon rêve rock qui avait pris du plomb dans l'aile ces dernières années. À travers Silverchair, c'est la vie de rockstar qui était encore accessible aux gamins de notre âge. À la fin de l'année, le 27 novembre 1996, je vois pour la première fois Ugly Kid Joe et je suis désormais lycéen. Je fais mon premier slam, je prends mes premières cuites, et je passe d'un joint le samedi à un joint tous les jours. Quand 1997 commence, je ne fume plus un joint par jour, mais une dizaine. Une consommation onéreuse, avec tout ce que ça implique...

Au lycée, c'est évidemment l'effervescence. Les bandes se réorganisent et surtout prennent de l'ampleur, tout en perdant un peu de leur logique de tribu hyper soudée. Chacun fouine à droite à gauche, plein de passerelles se créent, le shit et l'herbe deviennent d'incroyables vecteurs de rencontre. D'autant plus que le lycée brasse en gros le croissant d'or des hauts-de-seine, celui du 92 bourgeois, allant de Chaville à Suresnes. Quelques gars de Rueil, de Sèvres, de Boulogne ou de Nanterre sont aussi parachutés chez nous. Ils hallucinent, aussi bien devant la profusion de fric que devant le je-m'en-foutisme de certains d'entre nous. L'argent aidant, il y avait toujours un joint allumé quelque part.

On commence à voir des baggies, à en porter. On se rend compte que les Timberland sont aussi classes que les Nike Air. Mais contrairement à ce qu'on pourrait croire, le rap ne prend pas vraiment pied au sein du lycée. Les fumeurs se rabattent sur le reggae ou les groupes de baboss naissants : Pierpoljak, Sinsemillia et bientôt Tryo dont les démo K7 avaient atterri au lycée par une grande sœur. Quasiment tout mon entourage se retrouve lobotomitisé au reggae. Certains se font carotte en allant se faire faire des dreads pourries à Chateau d'Eau. C'est un peu triste en fait.

Moi j'exècre le reggae. Je trouve ça chiant, ça donne à tout le monde un air benêt. On est plein dans le cliché "cool man." La fume pour moi, ça permet d'exprimer des choses, ça donne envie de faire des débats et taper des délires. C'est aussi l'aventure d'en trouver et d'en refourguer. Pas de rester assis comme une loque ou à tapoter un Djembé qui casse le crâne à tout le monde. Seul Raggasonic trouvera grâce à mes yeux. Ça n'étonnera sûrement personne.

À de rares exceptions, près, le seul rap que je peux entendre à ce moment-là est celui dont on me parle dans les soirées que des gens organisent chez eux ou à la TV. Dans mon souvenir, les titres de cette année qui sont le plus visibles sont ceux de l'écurie Secteur A / Minister A.M.E.R. Pour Gyneco, ce sont ses passements de jambes et les références à Bérégovoy. Et il y a "Je Zappe et je matte" de Passi. La B.O de La Haine n'arrive pas vraiment jusqu'à nous. Je n'avais pas d'amour particulier pour le film, si ce n'est la scène avec Cut Killer qui m'intrigue terriblement, mais je ne cherche pas à en savoir plus. Encore une erreur quand je verrais à quel point le turntablism me fascinera ensuite.

D'ailleurs, le mot mixtape nous était inconnu à l'époque. On connaissait la notion de compilation évidemment, le rock en fourmillait, sans parler des Greatest Hits et Essentials qu'on trouvait dans la discothèque de nos parents. Mais on avait pas la moindre idée de ce qu'était une mixtape. On avait tous un walkman, on copiait tous des cassettes et on se les refilait, on en faisait même les uns pour les autres. Mais le principe de mixtape ? Personne ne parlait jamais de cela.

Côté Radio, je n'écoute plus que des généralistes pour me cultiver, je veux déjà être journaliste, et sinon Ouï FM où j'étais un auditeur fidèle de Maurice. Quand celui-ci a débarqué sur Skyrock, c'était étonnant mais une grande partie de ses auditeurs historiques l'ont suivi. Sur 120.3 FM, Kad Merad avait remplacé Maurice et avait une émission qui dans mon souvenir était franchement drôle.

Maurice était pour nous subversif, c'était LE rebelle. Son ton, son intransigeance, ses prises de décision sans pitié, c'était vraiment la plus belle libre antenne que la FM ait connue. Mieux que Malher, mieux que Max et Gérard de Suresnes. Ce sont aussi les années où la censure fonctionne en France, notamment vis à vis des anciennes radios dites libres. Lovin' Fun, Cauet, la matinale de Skyrock, tous avaient été frappés par des interdictions d'antenne venant du CSA. Quand en 1996 Skyrock a décidé de devenir premier sur le rap, Maurice était encore là. Et franchement, si l'émission tournait au cirque puisque ça devenait un challenge pour toute une frange d'auditeurs de se faire jeter par Maurice, il restait de loin bien plus charismatique et rebelle à nos yeux que le rap que Skyrock commençait à proposer. Encore une fois, c'était une histoire de codes. On basculait sur 96 FM pour Maurice, on retournait à Ouï FM ou aux émissions de Pierre-Louis Basse ensuite.

Dans les soirées, on commence néanmoins à rencontrer des gens qui parlent de disques qui me sont inconnus. A Tribe Called Quest ou The Roots sont notamment cités plusieurs fois. Je reste bloqué sur la fusion mais dans la continuité de la B.O de Judgement Night, je découvre Cypress Hill.  Le groupe parle d'être high, de frapper les bangs, et surtout il créé des ambiances de fumeur loin du reggae. Là je m'y retrouve complètement. La musique que Cypress Hill propose, c'est celle que j'entends dans le nuage de fumée qui me colle désormais à la peau H24. Je n'ai plus le souvenir de qui me fait écouter Cypress Hill, mais je me souviens que j'y avais accordé puisque j'avais vu leur nom accolé à celui de Sonic Youth.

En 1997, j'assiste à trois événements qui me préparent définitivement à basculer du côté rap. Évidemment, je n'en suis aucunement conscient sur le coup.

En février, je me retrouve à la FNAC des Ternes le jour où il y a la mini émeute suite à l'annulation du concert de Timebomb. Suite à un article qui paraîtra prochainement sur L'Abcdr du Son, voici comment je décris ce que j'ai vu et ressenti là-bas, pendant que je fouillais les bacs rock avec celui qui était mon ami à l'époque, David Gaël :

Février. Deux gamins de banlieue plutôt aisée se baladent dans les rayons de la FNAC des Ternes. Le bâtiment est splendide, prétentieux même et il est le nouveau fleuron de la Fédération Nationale d'Achats des Cadres. Les deux gamins n'y connaissent pas grand chose au rap. Leur entourage est plutôt rock et eux le sont par mimétisme autant que par sincérité. Pourtant, ils aiment écouter un peu de rap de temps à autre. Venant du 92, ils sentent depuis quelques années que quelque chose se passe. Ils savent qu'il y a un peu plus que le MIA, Alliance Ethnik ou MC Solaar derrière ces boucles et ces phrasés. Paris Sous Les Bombes l'a laissé entendre, alors qu'ils voient depuis quelques mois des sacs Wu-Tang portés en bandoulière et tombent sur des autocollants parlant d'une "Lettre au président". Par contre, l'existence de Time Bomb, ça, ça leur est encore complètement étranger. Alors pendant qu'ils fouillent les bacs à disques, quand ils entendent des cris, puis des bruits de verre brisé et une clameur qui monte, ils sont loin de se douter que des noms tels que Cassidy, Ill ou Lunatic sont derrière cette effervescence. Plus qu'une effervescence, c'est même un début d'émeute. Nos deux gamins comprennent qu'il s'agit de rap quand soudain s'éparpillent sous leurs yeux des dizaines de jeunes. Ils sont comme eux mais pas vraiment. Ce ne sont pas les mêmes habits, pas la même façon de se mouvoir non plus, ni même la même façon d'exprimer sa rage. Devant l'annulation du showcase de Time Bomb, la FNAC des Ternes devient un self service à ciel ouvert. Les alarmes à cordons spirales se mettent à biper. Les vendeurs fuient après avoir tenté de s'interposer. Les gamins des Hauts-de-Seine ne s'inquiètent pas outre mesure. Ils n'ont pas les codes mais les connaissent. Alors ils sont juste fascinés sans se douter du "pourquoi ?" Les rideaux métalliques de la FNAC se ferment devant eux pendant que les vigiles se positionnent et que des camions de CRS se mettent à cerner le carrefour de l'avenue des Ternes. Certains plongent, butin dans les bras pendant que s'abat le roulis de la devanture du magasin. Quant aux deux gamins n'osant rien voler ils en tirent une conclusion : le rock et sa fureur sont finis, pulvérisés par l'héroïne, la mort de Kurt Cobain et l'explosion de Guns N' Roses. Il est définitivement temps de voguer vers "la terre promise des MCs."

Je sors donc de la FNAC des Ternes sans comprendre que je viens d'assister à un événement mythique du rap français. Mais ce que j'y ai vu m'a vraiment fasciné. Pour moi, c'était nous les rockers qui devions réagir comme ça. Mais au lieu de cela, on était dans des salles de concert, bien parqués et bien rangé, on se faisait essorer notre argent de poche sur des rééditions ou des magazines remplis de publi reportage.

À la fin de mon année scolaire 1996/1997, coup sur coup, deux autres événements relatifs au rap se produisent. Les groupes du lycée avaient eu le droit d'organiser un festival. Le plus connu d'entre eux, dont le nom ne me revient pas, était célèbre pour ses titres un peu funk et crossover, notamment un morceau intitulé "Fais-moi jouir". Dans ce festival, je m'étais inscrit à la sécurité. Je ne mesurais pas encore mon mètre quatre-vingt-sept, mais surtout, je pesais même pas soixante kilos tout mouillé. L'idée, c'était pas tellement de jouer au videur, mais plutôt de pouvoir me balader partout dans le lycée ce jour de festival, à l'œil et sans être emmerdé. Les regards amusés sur mon t-shirt floqué "organisation / sécurité" m'avaient cela dit profondément vexé.

À ce concert, quelqu'un - je n'ai jamais su qui - avait invité un collectif rap. Son nom ? Beat de Boul. Aujourd'hui, je serais incapable de dire qui du collectif mythique de Boulogne était sur scène. Sur le coup, ça détonnait vraiment dans la programmation. On connaissait Beat de Boul de réputation, on connaissait le gimmick "dans la sono", mais de ce concert, je me rappelle juste avoir été étonné de ce que je voyais sur scène. J'ai le souvenir d'un set un peu bordélique. Rétrospectivement, je me dis que la bande du Pont de Sèvres avait les pieds sur la colline des bourgeois qui surplombait leur pont. C'était assez symbolique en réalité. Une fois sur scène de l'autre côté de la Seine (j'ai pas pu m'empêcher), ils ont sûrement dû être aussi étonné que nous, ce public blanc à 98% bercé à tout sauf au rap.

Durant le même mois, celui de juin, je me rends au festival Rock à Paris qui est l'ancêtre de Rock en Seine. L'affiche est dingue pour tout rocker. J'y fonce pour voir Helmet, L7, No One is Innocent et surtout Rage Against the Machine dont le concert avait été effectivement incroyable. Mais l'affiche de ce festival était aussi géniale pour tous les fans de rap. Au milieu de la programmation rock s'intercalaient NTM et le Wu-Tang.

NTM était toujours en pleine embrouille judiciaire et surfait encore sur les succès de "Qu'est-ce qu'on attend", "La Fièvre" ou encore "Pass Pass le oinj'". Quand au Wu-Tang, je savais que c'était une bande de fou furieux du ghetto New Yorkais, rien de plus. Et malgré tout le merchandising obscur du groupe, à une époque où les sacs bandoulière et les bonnets logotés du Wu fleurissaient dans la rue, je n'avais pas spécialement accordé de crédit au groupe.

Quand le festival a entamé ces quatre-vingt-dix minutes rap, celles qui allaient précéder RATM, je me souviendrais toujours de ce flux de population : les fans de rock ont pour la plupart rejoint les tribunes ou les coursives du Parc des Princes et des mecs venus d'ailleurs ont débarqué en nombre sur la pelouse. Ce jeu de vase communiquant entre deux publics différents était impressionnant.

Je me suis assis en tribune pour regarder NTM. J'étais intrigué, et franchement j'étais soufflé. Je ne comprenais pas tous les codes du concert, mais une chose est sûre : de tous les groupes qui étaient passés jusque-là, NTM proposait réellement le show le plus intense, le plus pêchu. Bref, selon moi tout ce que le rock devait être. Comme j'étais dans une guerre de chappelle rock vs. rap, cela m'agaçait. Et quand Joey s'est mis à hurler des nique la police, j'ai été consterné. Non pas que j'avais un amour particulier pour la police (ça tournera même la haine viscérale quelques années plus tard), mais plutôt parce que j'ai toujours été agacé par les grandes gueules. Comme je l'ai écrit plus tôt, à ce moment-là, je vois le rap plus provocateur que subversif. Et là, que Joey gueule ça alors qu'il vient de prendre deux ans d'emmerde judiciaire, je trouve ça plus que provocateur. Je trouve ça purement idiot en fait, pour moi c'est un comportement de sale gosse, imbécile, inutile. Je me sers de cette soit disante imbécilité pour me persuader que mes groupes de rock, et notamment Rage qui suivra, valent bien mieux. Je serais bien aidé dans cet argumentaire intérieur et de mauvaise foi par la prestation du Wu-Tang, qui se ridiculisera sur scène, en spoken word sur leurs propres acapelas. Mais la réailité, c'est que je suis définitivement en train de me faire convaincre par NTM. Je me persuade juste du contraire, comme parfois on s'acharne à croire qu'on est agacé par une fille alors qu'on en est terriblement amoureux.

Il n'empêche qu'entre Skyrock, ces concerts, le lycée et Ma 6-T Va Crack-er que j'avais paradoxalement adoré (peut-être parce que le film ne fait pas d'esbrouffe et a un côté presque grunge dans ses teintes et sa mise en scène, qu'il était vrai), tout indiquait que le rap était partout, commençait à devenir majeur, et surtout, qu'il ne ressemblait plus uniquement au Prince de Bel Air, MC Hammer, ou Alliance Ethnik qu'on nous avait érigés en standards lorsque nous étions gamins.

1998


À suivre

  • Interview : Olivier Megaton

    interview d'Olivier Megaton pour abcdrduson. com / Photo : archives personnelles d'Olivier Megaton

    Incandescence

    Les jours s'éteignent Les mains se peignent De visages absents S'y sculptent des regards incandescents Écrit en me regardant dans un mirroir Guiness, à la tombée de la nuit.