Je n'ai jamais vécu au Pont de Sèvres. Même si j'ai été un court temps Boulonnais, je n'y ai jamais trainé, au sens habituel du terme. Mais que ce soit enfant, adolescent ou adulte (tant est que je le sois), c'est un quartier où je me suis souvent rendu. Pour le traverser, pour visiter des gens, pour accéder à des transports, pour rejoindre l'autre côté de la Seine, dans un sens ou dans l'autre selon où j'habitais durant toutes ces époques.
Quand j'étais petit, alors que ma mère m'emmenait avec ma soeur faire des courses dans le supermarché sous la cité, ou quand mon père nous récupérait en voiture, j'étais fasciné par cette usine sur l'île Seguin, par les quais côté Meudon avec leurs immeubles modestes et noircis par la circulation et le manque d'entretien. Juste après il y a l'île St Germain et cette curieuse sculpture monumentale qui dépasse. Je l'assimilais à un totem indien. Et pendant que ma mère remplissait son caddie, parfois, j'étais libre de jouer dans les dédales de la cité avec ma sœur. On finissait souvent sur la Place Haute.
Je n'imaginais alors rien de ce que ce quartier était.
Dans l'histoire de France. Dans l'histoire ouvrière.
Dans le rap français tout court
Puis j'ai grandi.
J'ai appris l'histoire.
Je suis sorti de mon cocon, un peu malgré moi.
J'ai découvert les autres, la société, souvent injuste, tout le temps passionnante.
J'ai continué à grandir.
Je suis tombé dans le rap, vu les stickers Beat 2 Boul pulluler sur la colline bourgeoise qui surplombe Boulogne et où je partageais mon temps avec l'appartement de mon père à Paris.
En grandissant encore, j'ai senti l'énergie. Comme une herbe sauvage qui pousse là, dans le goudron.
Un ami est en classe avec Salif, au moment où il part sur la tournée de Suprême NTM.
Quand ils sortent, je sais tout de suite de quoi parlent des morceaux comme "C'est ça ma vie" ou "C'est chaud". À mon échelle je fais la même chose.
On savait ce qu'était réellement le 160, du numéro du bus qui fait la liaison entre le Pont de Sèvres et la place de la Boule à Nanterre. Parce qu'en fait, je ne faisais pas seulement la même chose : on faisait tous la même chose. Même si ce n'était pas toujours de la même manière ni pour les mêmes raisons.
Tout était plus clivé à l'époque, c'était difficile d'être dans deux équipes à la fois.
Comme quoi tout n'est pas tout le temps mieux avant.
Depuis, je continue à traverser régulièrement le quartier du Pont de Sèvres. Pour différentes raisons. Et désormais je m'y rends régulièrement pour visiter ma mère, qui y habite avec sa petite retraite de fonctionnaire sur le tard et ses gros malheurs sur le tas. Digne malgré tout. Elle vit dans ces immeubles modernes qui ont remplacé ceux de Renault et dans lesquels le département a provisionné des logements. Le quartier a continuellement changé. Il est encore en travaux, ça dure depuis si longtemps. Une station du grand Paris est en train d'y voir le jour, à côté de l'éternelle gare de bus. Cette dernière est toujours aussi triste et sinistre. Sur l'île Seguin, l'usine n'est plus là. Une salle de concert l'a remplacée, seuls quelques murs ont été conservés. Un peu pour la mémoire ouvrière, beaucoup parce que ça reste Boulogne après tout.
Là-bas, le rap est resté, lui aussi. Avec son histoire , ses identités, son cachet. Tout comme le Pont de Sèvres a toute une histoire , de multiples identités et son cachet. Celui que tous ceux qui le connaissent mal lui dénient à cause de son béton crépi et des autoroutes urbaines qui le traversent. Un livre de mon ami Nicolas Roges l'a brillamment rappelé cette année.
De ce livre, L'Abcdr a décidé d'en réaliser la bande son, à travers les mains et oreilles expertes de mon ami DJ Bachir et la plume de mon éternel camarade Baptiste B2. Quand j'ai su qu'ils étaient en galère de visuel, je me suis dit que mon regard avait sa place. Il était après tout déjà de passage sur la Place Haute il y a 36 ans de cela.
Je suis heureux d'avoir fait les photos et réalisé la pochette de cette mixtape "Boulogne, une école du rap français". Parce qu'il y a tous les regards de ma vie dedans, de l'enfance à aujourd'hui. Rien ne pouvait avoir plus de sens pour moi en ce qui concerne ce quartier et cette musique. Parce que dans ma grammaire de vie, le Pont de Sèvres est un des traits d'union.
Pour écouter le mix, rendez-vous sur l'Abcdr du Son, évidemment.
Ci-dessous des propositions alternatives à celle choisie par la rédaction.
J'ai eu le plaisir et l'honneur de longuement interviewer DJ Pone par le passé. Et il y a quelques mois, à l'automne, j'ai été contacté par sa maison de disques pour réaliser un nouvel entretien, préalable à la sortie de son nouvel album, 1978.
Ce sont habituellement des choses que je refuse de faire, préférant ma petite liberté de chroniqueur musical aux arcanes des maisons de disques. Par le passé, j'avais fait une seule exception pour Arm, dont je signais le communiqué de presse. Au final, c'était plus une chronique aérienne de son œuvre qu'un objet de communication à destination de la presse, mais ça m'allait bien comme ça. J'ai été payé en vinyles et, ça aussi, ça m'allait parfaitement.
Pour Ponard, j'ai aussi accepté. Parce que j'ai beaucoup d'admiration pour le parcours, pour la personne, et aussi pour ses engagements, tenus avec une pudeur que je respecte. Même si j'ai dit "oui" tout de suite à cette sollicitation, le fait que cet album touche quelque chose de plus électro qui n'allait pas rentrer en conflit avec ce que je peux faire pour l'Abcdr m'a aidé. Bon, en même temps ces derniers mois, je ne fous pas grand chose pour l'Abcdr. 6 ans de coordination éditoriale et projet, un livre, un jeu, des podcasts, une expo photo, je crois que j'ai besoin de souffler. :)
J'ai donc réalisé un long entretien avec Pone. Celui avait un objectif : balayer de façon exhaustive sa carrière et la toile d'araignée culturelle qui peut être tissée à partir de son parcours. Comme le DJ l'a expliqué récemment à la RTBF : "Je m’aperçois qu’aujourd’hui il y a toute une génération qui a la vingtaine et qui ne sait pas qui je suis. Et c’est tout à fait normal. J’ai envie d’aller chercher des plus jeunes avec mon disque, ce pour quoi je fais des petites piqûres de rappel, même si ici ce n’est pas un reportage à la Orelsan. Je trouvais que c’était bien de resituer certaines choses. Même dans mon label, je pense qu’il y a des gens qui découvraient que j’avais été DJ pour untel ou untel."
La carrière de Pone est en effet tentaculaire. J'ai eu grand plaisir à mener cette longue discussion. Mais j'ai aussi apprécier "lâcher prise" (pour reprendre une expression à la con très en vogue) sur mon propre travail, puisque celui-ci allait finir condensé en une série de courtes vidéos de quelques minutes. Moi qui généralement ne fait pas de formats courts, j'ai trouvé intéressant de voir comment la matière première que j'avais produite avait été remodelée afin de s'adresser à un public plus large, et donc forcément moins au fait. J'ai apprécié le résultat.
Je suis à un âge où il est assez fréquent de faire le point sur sa vie. Dans le registre de la psychologie de comptoir, cela s’appelle la crise de la quarantaine. C’est un processus évidemment renforcé par la situation “sanitaire” actuelle. Aujourd’hui, nombreux s’interrogent sur leur propre futur à l’aune du chemin qu’ils ont déjà parcouru. Et ceux qui ne le font pas trépignent d’impatience du retour à la vie “normale” (celle où les derniers droits qu’il reste ne seraient pas uniquement être salarié et faire des courses alimentaires), ou tentent de survivre un peu plus difficilement qu’ils ne devaient déjà le faire avant que le monde soit mis sous cloche.
Et puis il reste une dernière catégorie : ceux qui sont dans un flottement, comme cellophanés par ce calme soudain. C’est un processus de chrysalide inversé, le papillon devient coquille, le vivant devient momie, l’intelligent devient neutre, le caractériel devient fade, le curieux devient autocentré. Entre deux pulsions idiotes de vie désespérées, c’est probablement là que je me situe. Et voilà qu’un roman me tombe dessus.
Comme de nombreuses personnes du milieu rap, j'ai appris soudainement la mort de Duke vendredi soir. Ça a été un vrai choc, qui me laisse stupéfait. J'ai beaucoup pensé à lui ce week-end. J'ai du mal à comprendre qu'une chose pareille soit arrivée.
J'ai déjà parlé ici (dans un article que je n'ai jamais terminé), de ma fascination pour MC Skat Kat. En pleine apogée de la rencontre entre humains et toons, magnifiée par le film culte Qui veut la peau de Roger Rabbit ? le rappeur chat se chauffant avec Paula Abdul, vivant à 300km/h, et ayant l'arrogance d'un loubard avait compté dans mes premiers liens avec le rap et le hip-hop.
En faisant des recherches sur un tout autre sujet musical, j'ai atterri de lien en lien sur un classement intitulé "10 Most Hated Classic Rock Albums". Publiée sur le site WhatCulture, cette liste m'a intrigué. J'ai donc commencé à la parcourir. À la quatrième place, j'y découvre un album des Rolling Stones que je n'ai jamais écouté : Dirty Work.
Il y a quelques mois, en rangeant ma discothèque, j'ai pris le temps de m'arrêter sur de nombreux disques. À une époque où la musique est avant tout synonyme d'écoute nomade, j'ai pris plaisir à explorer de nouveau l'objet comme je le faisais gamin, et même encore dans les années 2000 : regarder attentivement et longuement des pochettes, juste pour le plaisir des yeux ou les théoriser. Explorer les crédits, feuilleter attentivement les livrets, m'étonner de certains choix visuels, m'amuser d'autres, c'est un plaisir simple mais finalement que j'avais un peu perdu de vue. En me prenant au jeu, j'ai commencer à sélectionner une bonne trentaine de pochettes que je trouvais soit simplement belles, soit iconiques, soit intéressantes pour ce qu'elles disaient de l'artiste et de son œuvre. J'avais commencé à écrire quelques lignes sur chacune d'entre elles, puis préoccupé par d'autres papiers plus "urgents", j'avais laissé ce projet de côté. Aujourd'hui, en cette période de temps suspendu, j'ai repris mes explorations. Ma sélection a légèrement changé. Elle n'est pas censée représenter l'intégralité des mes pochettes favorites, et le seul critère imposé a été que ce soit simplement des disques que je possède physiquement. J'ai réduit la sélection à vingt disques. J'ai parfois gardé des monuments, d'autres fois je les ai écartés malgré que je trouve leur couverture passionnante et propice à dire des tonnes de choses sur l'album lui-même (par exemple, Paul's Boutique des Beastie Boys ou Détournement de Son de Fabe).
Cette sélection commentée est à découvrir en cliquant sur le lien ci-dessous.
Il s'agit de disques qui sont quasiment tous sortis en 1990, mais que je découvre en 1991, voire 1992. En 1991, j'ai dix ans et c'est l'âge où ma mère qui se retrouve seule avec ses enfants me laisse sortir tout seul avec les copains dans la rue et où je m'apprête à rentrer au collège l'année suivante. J'habite le centre-ville d'une commune bourgeoise de banlieue parisienne, au sein d'un grand ensemble très bien tenu qui appartient à l'UAP, une importante compagnie d'assurances de l'époque.
Nous traînons dans la rue pour faire du skate, la plupart du temps assis sur nos planches à roulettes. Nous sommes une bande de cinq ou six personnes et nous nous connaissons depuis la maternelle, au pire le CP. Pour la plupart, nous sommes les aînés de petites fratries, quand nous ne sommes pas fils uniques. Néanmoins, il y a tout de même un ou deux grands frères qui traînent dans l'histoire, parfois aussi un cousin, sans parler du réseau que tout individu curieux, traînant dehors et en soif de socialisation met en place dès le collège.
Au mois de mai, alors qu'il finalisait son dernier album, Arm m'a sollicité. Il m'a demandé d'écrire quelques mots sur ce futur disque, intitulé Dernier Empereur. J'ai été très honoré qu'un rappeur que j'écoute depuis ses débuts (quasiment quinze ans !) pense à moi, lui qui a d'une certaine manière influencé ma vie, inoculé certaines belles choses dans mon écriture et qui a parfois fait dire à mes yeux ce qu'ils n'arrivaient pas à dire. J'ai donc réalisé ce communiqué de presse, qu'Arm voulait plus comme une chronique que comme une biographie. À cette petit tâche qui m'était dévolue, j'ai posé deux conditions, que je vais énumérer ici non pas pour la gloire mais pour que les choses soient claires. D'abord, je n'écrirai rien d'autre, que ce soit pour L'Abcdr du Son ou tout autre média, concernant ce disque. Et enfin que je ne souhaitais pas être payé ni rémunéré. Yotanka et Arm m'ont tout de même envoyé un très beau pli postal, dans lequel j'ai pu retrouver CDs et vinyles de ce MC dont j'apprécie tant la musique. En voici la preuve ici avec les quelques mots que j'ai donc livrés afin qu'ils accompagnent au mieux ce Dernier Empereur auquel je souhaite modestement la plus belle aventure possible.
J'habite depuis dix ans un quartier plutôt populaire, mais néanmoins en phase de gentrification. De nombreux jeunes couples viennent s'y installer et y font des enfants. Des cadres en font leur pied à terre, et des intellectuels et artistes s'y installent, en faisant tout de même bien attention à quelle rue ils empruntent, parce qu'ici, l'ambiance peut vite changer.
Mais il reste une classe moyenne vive et forte, qui s'étend d'employés à des fonctionnaires. Il y a aussi une vraie classe populaire, puis enfin une misère, qui est à la fois de passage et permanente. Paradoxe d'un quartier cintré entre deux gares et le métro aérien, première barrière symbolique au nord de la ville, périphérique avant le périphérique.
Les lieux branchés se sont multipliés. Le canal est convoité. Les crackers ne sont plus les seuls au bord du bassin de l'Ourcq. Des cinémas ont poussé, des clubs ont réussi à se faire une réputation, notamment sur les quais. Des hôtels ont ouvert, on pense à cette auberge de jeunesse qui fait face au siège du Parti Communiste. Aspect design, comme si elle avait voulu défier Oscar Niemeyer et Jean Prouvé, architectes mandatés dans le temps par Georges Marchais. Les commerces historiques se ferment. Le cordonnier est remplacé par un caviste à bières. Les restos doivent désormais être accompagnés d'un concept et il finit par tellement y en avoir qu'on ne sait plus si on a encore le droit de manger chez soi. Les bars suivent le mouvement, et parient de plus en plus sur une clientèle after-work, voire touristique, en misant d'un côté tout sur le mojito à 5€ et de l'autre sur des ambiances faussement originales mais finalement très génériques. Donc rassurantes. Enfin, certains zincs jouent la carte titi-parisien, bien aidés par leurs terrasses au soleil (quand il y en a) et le cachet de l'authenticité parisienne. Ceux-là sont les pires : ils drainent des quinquagénaires nantis qui se prennent pour des artistes, persuadés de mener une vie simple alors que passé le métro aérien, personne ne comprend plus rien à leur verbiage et leur façon de vivre.
Dernièrement, ils n'étaient plus que trois établissements à rester normaux. Des bars populaires au sens propres du terme : qui appartiennent au peuple, qui sont pour le peuple. Sans distinctions. Le premier est encore ouvert. Il reste par contre un établissement de milieu de journée et de nuit. Le second accueillait tout le peuple du quartier, malgré sa petite surface, du matin au soir, dimanche inclus. Tout le monde s'y connaissait, et une clientèle d'habitués, souvent un peu alcoolisés, y trouvait refuge. Il l'a payé au prix fort, le barman était trop occupé à picoler avec ses clients en plus d'être embrigadé dans une salle histoire financière. Fermé par la police avec avis d'expulsion du propriétaire d'après la rumeur. Quant au troisième, il a vu sa gérance récemment rachetée, non pas sans quelques péripéties.
Depuis quelques semaines, l'équipe du soir de cet établissement a donc changé. Le matin, le lieu reste un lieu ouvert à tous. Il ne sert pas d'alcool avant le repas du midi, à moins d'être vraiment quelqu'un de connu par la serveuse, avec l'étiquette réglo sur le front. Passé quinze heures, le service change. C'est un jeune trentenaire qui tient la baraque, piloté derrière par un quinqua aux airs bougons et à la voix paysanne. Deux mecs du métier, ça se voit à dix kilomètres.
Le jeune se décarcasse pour moderniser le lieu. Il a enrichi la carte, revu les prix sans faire d'assassinat. Au contraire, il connaît la notion de prix d'appel. Il a également instauré un happy-hour pour tous, c'est à dire ni à la tête du client, ni en récompense à l'habitude. Il fait voir que son bar vit : pancarte sur le trottoir qui annonce les prix et les éventuels événements, contact avec la clientèle très sympa, presque trop, limite rabatteur.
Après une semaine, et comprenant que j'avais survécu à quatre propriétaires ou gérants différents, il s'est senti en confiance. Il était aussi probablement rencardé par la serveuse du matin et le propriétaire, que j'ai dépannés à plusieurs reprises sur des petits travaux avant d'aller au boulot.
Droit dans les yeux, sûr de son fait, il me dit : "ça me fait de la peine pour ceux qui étaient habitués ici, mais il y a une clientèle dont je ne veux plus." Il n'a pas été nécessaire qu'il me précise les prénoms où me décrivent les personnes. J'ai compris tout de suite et avait de toute façon déjà eu des échos du matin, voir en direct du trottoir. F, le travesti, ne serait plus le bienvenu. K, l'homosexuel efféminé à l'allure de longue flamme mais discret comme tout n'en auraient pas plus le droit. Trop illisible malgré lui et en permanence un sky-coke dans la main. D, le roumain un peu louche au premier abord mais qui a appris le français à la vitesse lumière et qui plus il est bourré, plus il demande de l'affection, était viré également. Raison : trop habitué à laisser des notes. G. cadre alcoolique mondain qui prend chaque bar pour un spring-break une fois sa deuxième pinte avalée est tout aussi indésirable. Et j'en passe. Ce ne sont que des exemples.
J'ai regardé le barman m'annoncer ça, entre condescendance et pitié pour ceux dont ils rayaient les noms du droit d'entrée. J'ai eu envie de lui répondre : mais connais-tu vraiment ce quartier ? Connais-tu vraiment ces gens ? Et surtout, j'ai pensé : s'ils ne peuvent plus venir ici, où vont-ils aller ? Sûrement pas dehors : ceux qui picolent dehors dans le quartier sont très souvent des gens que la vie a poussé sur le côté et qui ne font qu'un avec le trottoir. Des gens qui ont des problèmes, qui font du surplace. À un tel point que le monde, celui qui avance, finit par décréter qu'ils sont un problème. Ou alors, ce sont ces gens propres sur eux qui rendent le canal dégueulasse une fois les beaux jours arrivés. ils y laissent leurs ordures derrières eux, entre deux grandes phrases sur ce que devrait être la gauche aujourd'hui, avant de reparler de leur nouvel appart' un-peu-petit-et-horriblement-cher-mais-dans-un-quartier-tellement-bieeeenn.
Je ne demande à personne de faire du social (quoi que). Je comprends même que cela soit génant que certains clients assoient un peu trop leur présence, et pour le dire clairement, je déteste quand un consommateur pense qu'il est chez lui quand il est au bar, car il cannibalise jusqu'aux autres habitués. Mais de l'autre côté, je vois aussi un quartier changer, où certains s'acharnent pour que tout soit propre et où la différence est vantée et désirée quand il s'agit de mode, d'exotisme, ou de fête. Moins quand il s'agit de réalité sociale. Et à côté, on s'étonne que la rue, la vraie, coule et que ce qu'il s'y passe soit de plus en plus dégueulasse...
C'est là que je me suis rappelé à quel point les bars et les bistrots sont d'abord un lieu social, mais qu'à Paris, ils sont de plus en plus érigés en lieu de fêtes éphémères, défouloir d'une frustration à vivre entre potes à partir du jeudi soir. C'est là que je me suis dit qu'un barman, qui cherche à faire d'un lieu un chouette lieu, n'a pas conscience de l'influence que ces choix ont sur les gens, sur un quartier. Le comptoir reste l'un des derniers endroits où l'on peut entendre d'autres avis que ceux émis dans les talk-show ou dans les conversations entre potes où tout le monde partage grosso-merdo la même idée. Mais les établissements ne veulent plus être un lieu, ils veulent être un moment. Certains font même tout pour ne plus avoir de consommateurs aux zinc. Allez, hop, tout le monde en table. Et on postera sur Instagram un selfie en terrasse et une photo de sa bière. Puis on oubliera pourquoi on est venu ici, et pas ailleurs. Jusqu'au jour où ce sera finalement partout pareil. Et là on sera mal barré.